Fuite en avant

F


On voit dans la nuit noire un groupe de flambeaux
Poursuivre le Destin ; quelque attelage d’âmes
Que presse d’éloigner l’aurore de leurs flammes
Du crépuscule des tombeaux.

Tenus de vaincre l’Heure, ils traquent la seconde,
Et nul épuisement fossile n’y suffit :
Ils brûlent en un tour d’horloge ce que fit
En millions de jours le Monde !

Pourquoi ? Parce qu’ils font au nom du Saint Progrès
Ce que la raison même appellerait démence,
S’ils s’arrêtaient pour voir qu’en leur fumée immense
Flotte un futur noir de regrets ;

S’ils écoutaient l’oracle insinuant des dunes :
« Sots vampires du temps, suceurs de sablier,
Videz nos sombres cœurs, épais à s’oublier,
Et il pleuvra des larmes brunes… »

Une suie insoluble afflige tout l’éther,
Et se gonfle de mort la source du nuage ;
Tout familier du ciel maudit l’âcre enfumage,
Qui monte au nez de Jupiter :

« Singes ingrats ! Malins mortels ! Race sordide
Qui souille au sein Gaïa, nourrice au poumon bleu !
Prométhée, à quoi bon avoir légué le feu
S’il sert de torche au matricide ? »

Quand bien même Zéphyr les cinglerait de fiel,
Quand bien même l’oiseau leur sifflerait l’insulte,
Cette ire attiserait la pulsion occulte
D’exténuer l’âme du ciel !

« Plus loin ! Plus haut ! Plus vite ! Il faut qu’on accélère !
N’importe un avenir à l’horizon étroit !
Nous sommes les viveurs du jour, c’est notre droit
Au testament crépusculaire

« De faire que le ciel en vienne à manquer d’air,
Si par l’étouffement notre angoisse respire !
Sans cesse amplifions notre infernal empire
Pour engloutir celui du ver ! »

Ivrogne désespoir d’un affranchi qui souffre
D’avoir ouvert le vide en vomissant son mors…
Combien de sang, combien de pleurs, combien de morts
Faut-il pour satisfaire un gouffre ?


***

Nerveux d’avoir rompu son fil d’éternité,
De peur que le repos n’excite la faucheuse,
Esclave d’un cerveau qu’enflamme la trotteuse
Qui lui dit : « Tout est minuté ! »,

L’Homme court, l’âme en feu (le Diable rit sous cape,
Sombre cocher de qui le fouet durcit le vent),
Et l’Être, plaie obscure, épanche une ombre avant
Que son néant ne le rattrape.


À propos de l'auteur

Julien Albessard

Misanthrope humaniste, atrabilaire joyeux, rêveur rationnel, insulaire sociable et enthousiaste résigné, comme tout le monde, je ne suis comme personne.

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