Oyez ! Rimailleurs !

O

I

À croire que cet art s’exerce à coups de dés
Quand usurpent son nom des rimailleurs et des
Prophètes du dimanche enorgueillis d’écrire
Des vers qu’eux-mêmes, comble ! ils peinent à relire !
Agitent-ils leur crâne ainsi qu’un gobelet,
Toujours avec l’espoir qu’au fond du cervelet
Sorte un bon numéro du mou d’incohérence ?…
Quand manque le talent mieux vaut prier la chance !
De quoi sont-ils grisés ? Viennent-ils de bistros
Où, pour faire des vers, on tire les tarots
Dans une arrière-salle aux ondes insalubres,
Avec pour seuls flambeaux les petits yeux lugubres
D’une bohémienne, infante des tripots
Qui change d’un baiser les princes en crapauds
Et n’a pas dans son jeu plus d’atouts que de charmes ?…
Vanité les rend sourds à toutes les alarmes !

II

Pensez-vous que leur chose enfle en difformités ?
Qu’ajoutés, les détails font des énormités ?
Que leur triomphalisme inspire le malaise ?
(Verrait-on le sculpteur brandir un tas de glaise?)
Ne vous avisez pas de leur signifier :
Ils sont l’enfant qui de son gribouillage est fier !
Les uns, trop cajolés, que la vérité blesse,
Les autres, paresseux, que l’œil sagace oppresse,
D’un confortable accord étiquettent « Méchant »
L’esthète rigoureux sur l’« œuvre » se penchant.

Logiques de l’esprit, rhétorique, syntaxe,
Style, narration, chez eux, tout se malaxe
Pour donner une pâte aux grumeaux aberrants
— Ébauches de golems aux fronts protubérants,
Comme en voient les petits pris de terreurs nocturnes…

Voient-ils qu’à remuer le goudron de leurs urnes
Ils risquent de salir le Rêve, et d’effrayer
Deux muses qui, songeant au bord de l’encrier,
Assombriraient le ciel d’une plainte inouïe
Voyant que Dame Lune a pleuré de la suie ;
Que ce cri déchirant fanerait les roseaux,
Et ferait choir des cieux les millions d’oiseaux
Qui mourraient d’ironie en tombant par la plume ?
Mais réalisent-ils que souiller de bitume
Euterpe et Calliope, exempts de tout remords,
Peut sonner le réveil des plus illustres morts ?…

III

Ressuscite Ronsard pour s’ouvrir une veine.
Oncle Victor, avec dans chaque main un chêne,
Leur inflige, terrible, un juste châtiment.
Lamartine prononce un « non » très gentiment.
Rit Charles le dandy, cet ironique esthète :
« Est-ce donc cela qu’on nomme pâté de tête ? »
Théodore, interdit, recherche en vain l’éclat :
« Où se cache le fond ? La forme n’est pas là ! »
Pas d’Éluard ! Le cœur est bleu comme un orage
Quand les cieux molestés grimacent de l’image
Dont le non-sens noircit d’ecchymoses l’azur…
Chu, Mallarmé, dans un marmonnement obscur,
Incante un vers velu de sa barbe indignée
Et transforme leurs doigts en pattes d’araignée !
N’est-ce pas ? En dépit des sots et des méchants
Que ne manqueront pas d’allécher tous ces chants,
Tu sauras, Paul hirsute, avec tes vers de laine,
Étouffer ce que l’air apporte de migraine,
Pour que l’on puisse enfin jouir d’un bon repas
Sans ouïr le bourdon des mouches, n’est-ce pas ?
Navré, Virgile : « À chaque époque son mécène,
Hier l’amour de l’art, hui l’art mou d’être obscène ! »
Esquille heaume à peau lunaire ?… De Nerval ?
Rependu ! Quel enfant terrible dans ce val
Grogne, étendu dans la mystique des voyelles
Multicolores sur qui versent des crécelles
Leur mousse de haillons, voiles d’un pauvre esprit ?
Un pôle, lent suivant, éclot du val et rit
Jaune… Un vaste naufrage offusque ses narines :
« Pourquoi tout ce mazout sur mes œuvres marines !? »
Voyant servir son art de cause à l’imposteur,
Aux vanités sans fond des hommes sans hauteur,
Plus âpre que jamais, Boileau les invective
Et prodigue un sermon de verve punitive :
« Si c’est votre talent, soyez des bons à rien,
Mais d’œuvrer au néant, marauds ! gardez-vous bien !
Hérauts du Déshonneur, vous conspirez au drame
Dont l’acte symbolique est d’assassiner l’âme !
Qui voit que vous hissez le crime à son summum
Sans jamais parvenir au charme minimum,
Vous suppose, dûment, avoir élu pour muse
Quelque huître maritorne à goître de méduse !
Vu ce goût prononcé pour l’informe et l’infect,
Ravaler vos relents serait le choix correct !
Songez à vous astreindre au devoir de réserve
Avant que tout le corps classique ne s’énerve ! »
Monsieur de la Fontaine est leur pire ennemi.
Lui qui hait la cigale et vante la fourmi,
N’accorde ses faveurs qu’aux plumes besogneuses,
Non aux frivolités des petites gagneuses !
Il peste, éberlué : « Mais en quel traquenard
Ont-ils mené mon chien, mon loup et mon renard ? »
Le premier grogne, le second hurle, enfin jappe
Le troisième en flairant tout le travail de sape !

IV

…Les chantres du non-chant, dits parfois « novateurs »,
Des lyriques tombeaux sont les profanateurs !
Comment bien hériter du métier de ses maîtres
Quand on n’a jamais su tisser de propres mètres ?
Car Grâce n’est pas grasse, et Beau n’est pas brouillon,
Car le chef n’est pas chef tant qu’il sert du graillon,
Car avant d’inviter on apprend la cuisine,
Car l’artisan n’admet pas les défauts d’usine ;
Car de confondre avec un rot d’Harry Potter
Le souffle du dragon de Merlin l’Enchanteur,
La première bafouille avec un chant magique,
Le premier borborygme avec de la musique,
Les spongieux hoquets d’un égout digital
Avec le vierge écho des glottes de cristal,
C’est croire au tintement royal d’une couronne
En sonnant les grelots d’une coiffe bouffonne ;
Rendez titre et lauriers, indignes rimailleurs !
Leurs vers les plus mauvais éclipsent vos meilleurs !
Votre meilleure rime induit leur plus mauvaise,
Votre plus belle idée étant leur plus niaise !
Ce qui pour vous est grand est pour eux trop petit :
Les navets, myrmidons, leur coupent l’appétit !

Justesse de la rime, élision, césure,
Ont double fonction de battre la mesure
Et saupoudrer le vers d’un sel surnaturel,
Afin de marier la fée au ménestrel :
L’Âme éveille les voix du mystère terrestre,
Quand s’occupe l’Esprit d’harmoniser l’orchestre.

V

Face à la flûte de l’académicien,
Comme face au kazou du non-musicien,
L’auditeur embouchant la trompette « Merveille ! »,
Sans doute doit manquer d’éthique et/ou d’oreille.
Et le saint préférant ce verbe doucereux
À l’authenticité des justes et des preux,
Ne semble avoir saisi l’enjeu chevaleresque
Que recèle adouber la verve en arabesque
Plutôt que de bénir la fausse bouche en fleur.
L’auréole fait-elle interférence au cœur ?…
À moins que ce ne soit l’épreuve des stigmates
Qui le fasse, fourbu, céder aux aromates
Sucrés d’un docteur ès Pommades (charlatan,
À qui note : « Hippocrate aurait… », crache : « Va-t’en ! »)
Qui déclare, ignorant la démarche cagneuse
— Pour ne pas s’encombrer d’une mine grogneuse,
Ni risquer un effort : « Très cher, j’offre mon oing,
Encens jaculatoire et bave de benjoin,
Qui vous fera sentir plus fort qu’un conifère ! »

[Pilule rouge ou bleue ? Éveil ou somnifère ?]

Gare aux escrocs ! C’est un abus de rebouteux
De masser la béquille et braire : « Cours ! Boiteux ! »

VI

Apprenez à marcher poètes aux pieds louches
Inaptes à rimer sans traîner des babouches,
Aussi disgracieux qu’un groupe de chameaux
Qui s’aventurent sur la banquise des mots.
(Quand bien même l’altruisme imprègne votre fibre,
Si vous les observez qui perdent l’équilibre,
N’allez pas les aider à mieux tenir debout,
Car ils sont fiers du rien, donc orgueilleux de tout!)
Claudiquez en troupeau, j’explore la savane ;
Je voyage en esprit, et vous en caravane ;
Vous pataugez dans vos mirages d’oasis,
Je sonde le désert fertile en catharsis.
Mon but est de chérir — le vôtre l’Amnésie —
Ce que le petit prince avait de poésie.

VII

Poésie… Ô grands dieux ! Est-il mot plus joli ?
Il exhume le cœur, par l’âge enseveli,
De l’enfant dont l’esprit fuyait loin de l’école,
Et volait confier ses rêves à Éole
Pour qu’il les emportât dans les bras du Levant
Qui, d’or et d’allégresse, égaie en captivant.
Il chevauchait Pégase, et voyait des licornes
Sillonner le flot vert d’une plaine sans bornes ;
Puis, à mesure qu’il prenait de la hauteur,
Il s’enthousiasmait de rapprocher son cœur
De la nue, où l’on peut surprendre les étoiles
Rire pudiquement sous leurs nocturnes voiles,
Comme ces belles dans les contes d’orient
Dont est l’œil ceint de kohl un mystère brillant.
Ce mot c’est le Soleil qui rassure la dune
Le soir en lui montrant le berceau de la Lune ;
C’est une étrangeté qui tamise l’ennui,
Une obscure comète au fond d’un jour de nuit ;
C’est l’unique lueur qui filtre le mal-être
De celui qui n’aurait, parfois, pas voulu naître…

VIII

Alors, je vous en prie, un peu de dignité !
N’altérez pas ce qui grandit l’Humanité !
Seuls brutes et tyrans n’acceptent que leur sacre
Repose sur l’oubli des lois et le massacre
De tout raffinement qui de l’Homme est l’orgueil…
Le Saint Orgueil ! Celui qui survit au cercueil !

Quel pape vous emploie ? Êtes-vous des sicaires
Chargés de refroidir ces lyres millénaires
Qui, dans le cœur hautain des antiques cités,
Attendrissaient le marbre en leurs mysticités ?
Quel empereur vous paie à vivre en pyromanes ?
Venir incendier de vos torches profanes
Le temple où dort l’Olympe et ronflent les Titans,
C’est perdre une sagesse invulnérable au Temps !
Voyez-vous, criminels (assassins ou vandales)
Que vos agissements sont source de scandales ?
Et moi qui saigne ici, sombre chevalier blanc
À qui chaque larcin met la douleur au flanc,
Je n’accepterai plus que le linceul des Pères
Soit le drap sur lequel transpirent les vipères,
Ni la dentelle que dégrade un fumeron !
Suppôts de Borgia, complices de Néron,
Les feux empoisonneurs de votre intrigue infâme,
Qui consiste à souiller pour établir sa fame,
Ont soufflé sur mon corps, et le chaud, et le froid,
Tout ensemble y mêlant la colère et l’effroi.
Je fus comme un volcan tremblant, le cœur en transe,
Et, bouillant de blizzard, en froide intelligence,
Je vis monter de mon creuset un feu glacier
Qui fit ma voix furie et mon verbe d’acier !

IX

Si chaque ensorceleur a légué son grimoire,
N’allez pas le jeter dans un trou de mémoire !
Devoir éperonner les actes cavaliers,
Ce noble paradoxe échoit aux chevaliers !
Parbleu ! Quand vous allez mélanger, à la brune,
La terre du sépulcre à la fosse commune,
Vu ce qui sort de vos labours, voudriez-vous
Que l’on brame : « Bravo ! Lauriers pour les voyous ! »
Si dès que vous semez vos mortes réparties,
Il ne pousse plus rien, sinon des champs d’orties,
C’est qu’il est clair qu’en chaque idée, à chaque vers,
Vous condamnez les fleurs aux éternels hivers !
Est-ce là votre églogue, indésirables faunes ?
Je fais reproche à Dieu qu’il ne vous rende aphones
Chaque fois que j’entends flétrir le vers français !

Chers Rimailleurs, JE NE VOUS HAIS POINT, et je sais
Que mon arme n’est pas l’excalibur des Maîtres ;
Mais comme vos méfaits meurtrissent les Ancêtres,
J’oppose mon épée à vos mille surins,
Ô dépeceurs de l’Art, bourreaux d’alexandrins !

À propos de l'auteur

Julien Albessard

Misanthrope humaniste, atrabilaire joyeux, rêveur rationnel, insulaire sociable et enthousiaste résigné, comme tout le monde, je ne suis comme personne.

2 Commentaires

  • Impossible de copier / coller ma réponse sur votre case commentaire puisque vous l’interdisez.
    IL est regrettable que vous censuriez ainsi toute confrontation publique … peur de quoi ?

    • L’interdiction du copier-coller ne s’applique pas spécialement à la boîte de commentaire, mais sur tout le site ; et il faut être un brin paranoïaque (ou illogique, comme vous préférez) pour y déceler une volonté de censure ou de fuir toute confrontation publique, puisque vous avez justement la possibilité de commenter et que je partage les articles de ce blog sur les réseaux sociaux…

      J’ai modifié le paramètre qui vous permettra de coller votre réponse avec la commande CTRL+V 😉 J’ai hâte de la lire.

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