Lecture mesurée du Dialogue de l’arbre de Paul Valéry

L


La première fois que le Dialogue de l’arbre se déploya sous mes yeux, alors que s’animaient les phrases par ma bouche, des ondulations cadentielles mirent mon âme en mouvement et mon oreille en joie. La prose d’apparence, dont la seule substance, sève solaire s’il en est, peut hisser le lecteur à l’émerveillement, chemine en maints endroits par groupes de greffons tout naturalisés. Lucrèce, philosophe, et Tityre, berger, échangent bien des vues en espèces de chants ; souvent un rythme musical féconde leurs paroles : dans l’ombre de leurs voix s’enchevêtrent des vers ! Tantôt le charme est un rameau, tantôt il est branche multiple. Il s’agit de vers blancs, soit de vers non rimés, et, sauf transgressions et licences éparses, plutôt bien réguliers selon les lois du genre. Nous en reparlerons plus bas en temps voulu.

Enjoué par ma découverte et ignorant tout de la genèse du texte, je fouillai prestement les notes du Pléiade entre mes mains, où figure, outre des recensions éditoriales, le commentaire par lequel Paul Valéry présenta son dialogue à l’Institut de France un jour d’octobre 1943 :

Messieurs,
Une certaine circonstance — un hasard, puisque le hasard est à la mode — m’ayant fait revenir, il y a quelque temps, aux Bucoliques de Virgile, (que je n’avais pas revues, je l’avoue, depuis bien des années), ce retour au collège m’a inspiré d’écrire, comme un devoir d’écolier, la fantaisie en forme de dialogue pastoral dont je vous lirai quelque partie. Des discours, plus ou moins poétiques, consacrés à la gloire d’un Arbre, s’échangent entre un Tityre et un Lucrèce, dont j’ai pris les noms sans les consulter.

Confirmation indirecte que mon obsession du vers ne m’avait pas abusé et fait voir des fantômes d’ordonnancement : c’est en alexandrins blancs que, l’année précédant l’élaboration de ce dialogue, Valéry aura transposé les hexamètres latins de Virgile — les mètres commandés en déchaînèrent d’autres, moins enrégimentés, plus souples et plus libres. Pour autant, nulle mention explicite de l’emploi ou de la présence de vers — ce qui ne doit pas surprendre venant de Valéry, qui s’est toujours plu à jouer avec le lecteur, comme à stimuler son écriture par des contraintes formelles, parfois occultes[1]. Il se sera donc contenté de semer quelques indices… Que l’annotateur, Jean Hytier, poète expert de l’œuvre valéryenne, n’en dît rien me confondait un peu. Avait-il manqué cet aspect essentiel (au sens propre du terme) ? Personne ne l’avait-il pointé avant 1960, date où fut établie l’édition en question ? Vu la désuétude déjà ordinaire du vers régulier et l’insensibilité croissante à son égard, telle évagation ne semblait pas tout impossible. Et depuis ? Après une (trop) courte prospection en ligne, ne trouvant rien relatant que ce dialogue était nombreusement cultivé de vers, j’ai pu croire, — je confesse une petite vanité, — que ma découverte était « inédite ». Avant d’y revenir, armé d’une persévérance accrue.

Je fus moins déçu que rassuré de voir ma présomption démentie — être parmi la foule le seul à qui une brillante évidence aurait sauté aux yeux peut vite nous faire craindre d’être un illuminé. Toutefois dénicher ce démenti supposa que je susse d’avance et précisément quelle aiguille chercher dans la botte de foin.

Procédez à la recherche « Dialogue de l’arbre Paul Valéry » sur Google, et la première page de résultats vous délivrera (en février 2023) :

  • Une version PDF du texte mise en ligne par Ugo Bratelli (Valéry est tombé dans le domaine public depuis 2015) ;
  • Une page de blog parlant d’un « poème en prose rythmée » (ce qui éclaire peu, toute prose pouvant, au sens large, se voir attribuer l’épithète) et relayant une vidéo Youtube où l’artiste Léa Ciari lit un court extrait qu’elle a mis en musique et illustré de peintures[2].
  • Des liens vers les grosses plates-formes commerciales proposant la dernière version papier en date (2017, éditions La part commune), qui affiche un titre erroné (Dialogue avec l’arbre). Rien dans la quatrième de couverture, même pas toujours complète, et aucun avis de lecteur.
  • La vidéo d’un histrion sexagénaire qui fait du texte une lecture fatigante (surjeu pénible, diction saccadée) en déambulant dans son salon.

Ce ne fut qu’en m’aventurant sur la deuxième page de résultats, examinant chacun d’entre eux, que m’est apparu le résumé suivant :
« Un dialogue virgilien presque tout entier en vers blancs, entre le pâtre Tityre et le philosophe Lucrèce, au sujet de l’arbre. Le premier déclare son attachement immédiat au spectacle et aux réjouissances de la nature, tandis que le second valorise l’approche intellectuelle de la biologie. »
qu’adjoint la librairie Mollat à la vente du livre. Résumé absent du site de l’éditeur.

La probabilité que ma prime recherche, antérieure à 2017, provoquât cette apparition était donc nulle ; la probabilité que l’internaute lambda soit inopinément alerté, elle, tend vers zéro — sa pleine compréhension de l’avertissement n’étant pas beaucoup plus probable. « Presque tout entier en vers blancs »… Deux syntagmes succincts, cryptiques pour beaucoup, cachés dans une jungle où peu d’individus se hasardent très loin[3].

Affinant ma requête, je vis que l’expression provenait de l’article Les dialogues de Paul Valéry, rédigé en 1971 par Jacques Duchesne-Guillemin. Voici le paragraphe qui la renferme :

Le Dialogue de l’Arbre écrit beaucoup plus tard, en 1943, est presque tout entier en vers blancs — plus constamment encore dans la bouche du pâtre Tityre que dans celle du poète-philosophe Lucrèce. L’ouvrage est, comme on sait, la conséquence d’une relecture fortuite des Bucoliques.

Vrai — Faux. Délusoire.

Si le dialogue, en effet, est presque entièrement structuré par des vers, les deux voix en articulent aussi fréquemment l’une que l’autre. À vrai dire, si les plus longues tirades de « prose versifiée » sont de Tityre et s’il est la seule des deux bouches dans laquelle furent ouvertement placés des vers réguliers typographiés comme tels (un poème en décasyllabes), c’est dans celle de Lucrèce que l’on trouve le moins de « prose standard ». Comme rappelé en amont, Valéry avait fait bien plus qu’« une relecture fortuite des Bucoliques » (curieuse naïveté de s’en tenir littéralement à sa présentation devant L’Institut) : une traduction en vers blancs sur commande — ce qui, par excitation « pulsatoire », lui aura inspiré les siens propres jusqu’à l’idée d’un exercice stylistique (cf. « comme un devoir d’écolier »). Là est la cause de sa prose riche en mètres, par-delà son objet, tout seyant prétexte fût-il.

L’influence du thème fut sans doute moins prépondérante que celles du rythme et de la modulation sur la parturition de ce dialogue ; celle de formes musicales[4], plus décisive que l’arbre et le Tytire de Virgile, qui ne sont pas ceux de Valéry, comme le stipule au chapitre IV[5] un ouvrage homonyme de l’article, celui de Jeanine Parisier-Plottel publié aux PUF en 1960, dont j’acquis la version numérique. Dans ce chapitre IV, Dialogue de l’arbre et autres dialogues, rien sur les vers. Ce n’est qu’au chapitre V, L’art du dialogue, qu’elle en parle (retardement qui, selon moi, n’est pas des plus judicieux) :

Pourquoi Valéry, qui tenait à opposer poésie et prose, qui avait une prédilection pour une prose nue et dépouillée, a-t-il écrit ce dialogue en vers blancs ? Bien que nous retrouvions des alexandrins jusque dans ses discours, il est improbable qu’un artiste aussi conscient que lui emploie un procédé aussi systématique sans s’en apercevoir.

Que nous retrouvions des alexandrins (parfois même à vertu parodique) jusque dans ses discours et conférences incline au contraire à penser que sa prose n’est pas si nue et dépouillée que ça ; elle est même loin de l’être, quoique circonspecte et scrupuleuse. Nombre de ses textes en prose, quelle que soit leur destination, sont parés de descriptions à haute picturalité, de tropes recherchés, d’aphorismes saisissants, de subtils traits d’humour et d’une contagieuse vitalité. Qu’il ait sciemment composé son dialogue en vers blancs, c’est une évidence inscrite dans l’annonce, par Valéry lui-même, de « discours plus ou moins poétiques » ; tandis qu’en filigrane il défend par là d’appeler poésie une prose qui ne recourt jamais qu’incomplètement aux moyens de la première, et relève de l’hybridation.

Afin de répondre à la question initiale, une fois passées en revue les hypothèses (jugées peu probantes) d’un certain M. Scarfe, Jeanine Parisier-Plottel propose :

Nous croyons plutôt que cette prose pré-poétique où le vers se dessine et le chant se prépare, qui tend vers la poésie mais n’y aboutit pas, est en quelque sorte analogue à l’arbre qui s’élève vers le ciel et descend dans la terre, mais demeure en un perpétuel devenir.

Belle explication allégorique ; mais l’emploi continu de vers blancs aurait pu, sous d’autres rapports analogiques, se justifier tout aussi bien dans les dialogues Eupalinos (thème de l’architecture, avec les notions d’équilibre, d’orthogonalité, de symétrie, de calcul des proportions, etc., qui en découlent) ou L’âme et la danse (musique, rythme, battue, chorégraphie, etc.). Et si, tout simplement, cette spécificité avait pour origine première le jeu, le plaisir de jouer, suscité par les circonstances déjà évoquées ? Valéry aura plusieurs fois comparé la versification à un jeu — quoique solennel[6] —, et ce dut être sous cette modalité un jeu assez neuf pour lui. Quiconque a déjà dépensé beaucoup de temps et d’esprit à composer des vers connaît cet aiguillon du jeu rythmico-verbal devenant moteur en soi, et l’intérêt au moins équivalent, voire supérieur à la matière sémantique que lui accorde la pensée ainsi remuée.

Je ne dis pas que l’exégèse de Mme Parisier-Plottel est toute fausse et impertinente, mais qu’elle n’éclaire qu’un éventuel second temps de l’activité mentale, qu’elle n’explique pas le pourquoi déclencheur de cette « prose pré-poétique » — bonne formule définitoire, quoique nulle autre forme de prose ne puisse être plus légitimement qualifiée de « poétique » tout court.

Ce qui précède et suit ne traite que du signifié. Sur la question des vers, cet ouvrage fut l’ultime et la plus bavarde trouvaille que je fis. Je compulsai parallèlement divers travaux universitaires et articles d’érudition (où le dialogue est plus ou moins à l’étude)[7], la plaquette d’une représentation théâtrale in situ (soit sous un arbre), les quelques avis de lecteurs (sur Babelio) concernant le volume de Gallimard regroupant Eupalinos, L’âme et la danse, Le dialogue de l’arbre, plusieurs fois réédité (1944, 1970, 1990), ainsi que la notice en clôturant la dernière édition numérique en date (2016). Silence total. Pas même la moindre suggestion.


Il y a de quoi être interpelé par d’aussi rares, brèves et furtives notifications, et, en somme, par l’insouci du « physique du discours » et de la forme, si précieux à Valéry, chez les éditeurs, commentateurs et interprètes du texte. Cet insouci a, je le crains, plus à voir avec une malencontreuse cécité qu’avec un mutisme délibéré, sans quoi les occurrences seraient plus nombreuses et plus saillantes.

Une fois perçue telle singularité formelle, on ne peut ni ne doit plus l’ignorer. Toute analyse faisant l’impasse dessus manque la nature profonde du dialogue, méconnaît en quelque sorte son code génétique, et sera impuissante à en circonscrire et débrouiller exhaustivement, d’une part la signification, à laquelle concourt la fonction chantante au niveau sensible (comme dans un poème régulièrement rimé et métré, quoique évidemment dans une moindre mesure) ; d’autre part les choix stylistiques, car moult phraséologies, options de vocables et manœuvres d’idées sont de fait consubstantielles aux trames « versificatoires » qui les sous-tendent, les régulent et in fine les justifient. Les mots ne peuvent être arbitrairement ni substitués à d’autres, ni examinés, ni regroupés, ni désunis hors de ces trames sans nuire à la charnalité du discours, quand bien même la moelle est inspectée avec force méthode et perspicacité — ce qui n’est pas rien et mérite tout de même considération.

À moins d’entretenir un rapport très familier avec le vers, les chances sont minces d’opérer soi-même leur reconnaissance, surtout dans le détail et sur la longueur. Que l’aspect versifié du dialogue demeure une confidence de spécialiste et que personne ne semble encore s’être attelé à la tâche de démêler ostensiblement les vers avec minutie, on ne peut que le regretter. Deux lacunes que, je l’espère, cet article parviendra à pallier.

Remplir la seconde mission exige paradoxalement que j’artificialise le texte original et en découpe le corps en tranches : d’aucuns pourraient éprouver le sentiment d’assister à une autopsie, et par suite voir leur plaisir de lire entamé. Peut-être sera-t-il opportun de commencer par la version native pour ceux qui ne la connaissent pas déjà (ici), et ainsi profiter des joies de la découverte naïve — que pourraient compromettre mes indélicats coups de scie et de scalpel.

À l’attention de l’assistance préparée au démembrement, coups de scie et de scalpel sont codifiés comme suit :

  • les doubles barres ║ ouvrent et ferment une séquence ou période de vers — en de rares occasions, elles n’enclosent qu’un seul vers ;
  • les barres simples │ délimitent les vers de différentes longueurs — j’ai parfois conservé de « pseudo vers » très courts (de deux à quatre syllabes) ayant valeur de chevilles, plutôt que d’interrompre un vaste mouvement, ainsi que, mu par le même souci de continuité, quelques vers impairs (de cinq, sept ou neuf syllabes), l’essentiel des vers étant pairs et des plus communs (hexasyllabes, octosyllabes, décasyllabes et alexandrins) ;
  • les barres obliques / correspondent aux coupes prosodiques à l’intérieur des vers de plus de huit syllabes — ceci afin de faciliter l’écoute des vers et d’en fluidifier la lecture.

J’ai précisé au début que les vers blancs composant ce dialogue étaient « plutôt bien réguliers selon les lois du genre », c’est-à-dire que, excepté l’absence de rimes, ils sont en interne pour la majeure partie conformes aux règles de la versification. Les écarts aux dites règles ne sont qu’étonnamment clairsemés, vu la nature censément prosaïque du texte, mais prémunir contre une prosodie fautive nécessite leur mise en lumière.

Des fois la correction métrique réclame qu’un e théoriquement non élidable en finale de mot (car suivi d’une consonne) subisse l’apocope (coupe épique). J’ai graphiquement étouffé tels e de parenthèses : « Tu rêves sur ce hêtr(e) / d’en savoir beaucoup plus » laisse bien entendre un alexandrin et ses deux hémistiches, à condition que le e final de « hêtre » soit tu[8]. Tout e laissé libre et suivi d’une consonne est donc à prononcer, comme dans un poème classique.

D’autres fois, elle nous contraint d’opérer une synérèse irrégulière en lieu et place d’une diérèse[9]. Aussi en vue d’obvier aux hésitations ai-je inséré un « trait de désunion » où doit se prononcer une diérèse (par ex. « palpitati-on » qui vaut donc, non pas quatre, mais cinq syllabes en domaine versifié), et ai-je laissé tels quels les cas de synérèses irrégulières (par ex. « question », qui ne vaudra que deux syllabes, comme en régime prosaïque ordinaire).

Sur ce, bonne lecture mesurée du Dialogue de l’Arbre et bonne prise de mesure du génie valéryen.



LUCRÈCE

║Que fais-tu là, Tityre,│amant de l’ombre / à l’aise sous ce hêtre,│à perdre tes regards│dans l’or de l’air tissu de feuilles ?│

TITYRE

│Je vis. J’attends. / Ma flûte est prête / entre mes doigts,│et je me rends pareil / à cette heure admirable.│Je veux être instrument│de la faveur / générale des choses.│J’abandonne à la terr(e) / tout le poids de mon corps :│mes yeux vivent là-haut,│dans la masse / palpitante / de la lumière.│Vois, comme l’ARBRE semble / au-dessus de nous jouir│de la divine ardeur / dont il m’abrite :│son être en plein désir,│qui est certainement / d’essence féminine,│me demande / de lui chanter son nom│et de donner / figur(e) musicale / à la brise│qui le pénètre / et le tourmente / doucement.│J’attends mon âme. / Attendre est d’un grand prix, / Lucrèce.│Je sentirai venir / l’acte pur de mes lèvres│et tout ce que j’ignore / encore de moi-même│épris du Hêtre va frémir.│Ô Lucrèce, est-ce point / un miracle, qu’un pâtre,│un homme oubliant un troupeau,│puisse verser aux cieux / la forme fugitive│et comme l’idée nue / de l’Arbre et de l’instant ?│

LUCRÈCE

│Il n’est, Tityre, / il n’est miracle / ni prodige│que l’esprit, s’il le veut, / ne puisse pas réduire│à sa propre énigme naïve…│Moi, je pense ton arbre,│et le possède à ma façon.│

TITYRE

│Mais toi,│tu fais professi-on / de comprendre les choses :│tu rêves sur ce hêtr(e) / d’en savoir beaucoup plus│qu’il n’en pourrait savoir / lui-même, s’il eût une│pensée qui l’induisît / à croire se saisir…│Moi, je ne veux savoir / que mes moments heureux.│Mon âme aujourd’hui se fait arbre.│Hier, je la sentis source. / Demain ?…│M’élèverai-je / avec la fumée / d’un autel,│ou tiendrai-je / au-dessus des plaines, / l’altitude,│dans le sentiment de puissance│du vautour sur ses lentes ailes,│le sais-je ?

LUCRÈCE

Tu n’es donc / que métamorphoses, Tityre…│

TITYRE

│C’est à toi de le dire.│Je te laisse la profondeur.│Mais, puisque cette masse d’ombre│t’attire comme / une île de fraîcheur│au milieu du feu de ce jour,│arrête et cueille l’instant. │Partageons-nous ce bien, / et faisons entre nous│l’échange / de ta connaissance / de cet Arbre,│avec l’amour / et la louange / qu’il m’inspire…│Je t’aime, l’Arbre vaste, / et suis fou de tes membres.│Il n’est fleur, il n’est femme,│grand Être aux bras multipliés,│qui plus que toi m’émeuve│et de mon cœur dégage / une fureur plus tendre…│Tu le sais bien, mon Arbre,│ que dès l’aube / je te viens embrasser :│je baise de mes lèvr(e)s / l’écorce amère et lisse,│et je me sens l’enfant / de notre même terre.│A la plus basse de tes branches,│je pends ma ceinture et mon sac.│De tes ombres touffues, / un gros oiseau soudain│s’envole avec fracas / et fuit d’entre tes feuilles,│épouvanté m’épouvantant. │Mais l’écureuil sans peur│descend et se hâte vers moi :│il vient me reconnaître.│Tendrement naît l’aurore,│et toute chose se déclare.│Chacune dit son nom,│car le feu du jour neuf / la réveille à son tour.│Le vent naissant bru-it / dans ta haute ramure.│ Il y place une source, / et j’écoute l’air vif.│Mais c’est Toi que j’entends.│Ô langage confus, / langage qui t’agites,│je veux fondre toutes tes voix !│Cent mille feuilles mues / font ce que le rêveur│murmure aux puissances du songe.│Je te réponds, mon Arbre,│je te parle et te dis / mes secrètes pensées.│Tout de ma vérité, / tout de mes voeux rustiques :│tu connais tout de moi / et les tourments naïfs│de la plus simple vie, / la plus proche de toi.│Je regarde alentour / si nous sommes bien seuls,│et je te confie / ce que je suis.│Tantôt, je me confess(e) / haïssant Galatée ;│tantôt, un souvenir / me faisant délirer, │je te tiens pour son être, / et deviens un transport│qui veut follement feindre, / et joindre et prendre et mordre│autre chose qu’un songe :/ une chose qui vit…│Mais, d’autres fois, je te fais dieu.│Idole que tu es, / ô Hêtre, je te prie.│Pourquoi non ?│Il y a tant / de dieux dans nos campagnes.│Il en est de si vils.│Mais toi, quand s’apaise le vent,│et que la majesté / du Soleil calme, écrase,│illumine / tout ce qui est / dans l’étendue,║toi, tu portes sur tes membres divergents, sur tes feuilles innombrables, le poids ardent du mystère de midi ; ║et le temps tout dormant / en toi ne dur(e) que par│l’irritante rumeur / du peuple des insectes… │Alors, tu me parais / une sorte de temple,│et il ne m’est / de peine ni de joie║que je ne dédie à ta sublime simplicité.

LUCRÈCE

║Ô virtu-osité ! / Tu frémis à merveille.│Je t’écoute et t’admire…│

TITYRE

│Non. Tu ne le saurais.│Tu souris de mon Arbre / et tu songes au tien.│Ma flûte n’est pour toi / qu’un jou-et de la brise,│quand la brise s’emprunte / aux lèvres d’un mortel :│elle ride l’instant, / elle amuse l’ou-ïe.│Mais pour l’âme puissante / et profonde, qu’est-elle ?│Elle est à peine plus / qu’un parfum soupçonné. │Ma voix ne suit / qu’une ombre de pensée.│Mais pour toi, grand Lucrèce, / et ta secrète soif,│qu’est-ce que la parole, / une fois qu’elle chante ?│Elle y perd le pouvoir / de poursuivre le vrai…│Oui, je sais ce que vaut / ce que m’enseigne l’Arbre. │Il me dit ce qu’il veut / que je veuille sentir.│Je change ce que j’aime / en délices secondes, │et j’abandonne à l’air / ce qui me vient des Cieux.│Rien de plus, rien de moins…│ Va, je n’espère pas / que mon plaisir épuise│autre chose que moi, / simple comme je suis.│Mais toi, le front chargé / des ombres que tu formes,│dans l’espoir d’un éclair / qui frapperait les dieux, │tu te fais tout esprit, / et clos à la lumière,│tes yeux cherchent en toi / l’être de ce qui est.│Ce qui paraît au jour / n’est rien pour ta raison,│et ce qu’au vent léger / notre arbre balbutie,│le doux frémissement / de la cime effleurée,│l’ample hésitati-on / de toute la ramure,│et tout son peuple ailé / pépi-ant sans souci,│que t’importe ? Tu veux / la nature des choses…│

LUCRÈCE

│Ce grand Arbre pour toi / n’est que ta fantaisie.│Tu crois l’aimer, Tityre, / et ne fais que d’y voir│ton caprice charmant / que tu revêts de feuilles.│Tu n’aimes que ton hymne / et tu me plais ainsi.│Au Hêtre solennel, / tu prends de quoi chanter,│les remous de sa forme / et ses oiseaux sonores,│son ombre qui t’accueille / au coeur brûlant du jour,│et tout favorisé / des Muses, tu célèbres│sur ton frêle roseau, / les charmes du géant.│

TITYRE

│Eh bien, chante toi-même / et dicte à la nature,à la terre, aux taureaux, / aux roches, à la mer ;donne des lois à l’onde / et des formes aux fleurs !Pense pour l’univers, / monstre privé de tête,│qui se cherche dans l’homme / un songe de raison ;mais ne dédaigne pas / le simple qui t’écoute.Ouvre-lui les trésors / des ténèbres du vrai.Que sais-tu de ce hêtre, / un peu plus que nous autres ?

LUCRÈCE

Regarde bien / d’abord ces forces brutes,le bois puissant / de ces membres tendus :la vie a fait / cette matière pleine,de quoi porter / le poids d’un aquilonet tenir ferme / au passage des trombes ;l’eau de la terre / épaisse et maternelle,pendant des ans / profondément puisée,produit au jour / cette substance dure…

TITYRE

│Dure comme la pierre, / et qu’on sculpte comme elle.│

LUCRÈCE

│Qui s’achève en rameaux / qui s’achèvent en feuilles,│et les faines enfin, / fuyant de toutes parts,│disperseront la vie…│

TITYRE

│Je vois ce que tu dis.│

LUCRÈCE

│Vois donc dans ce grand être / une sorte de fleuve. ║

TITYRE

Un fleuve ?

LUCRÈCE

║Un fleuve tout vivant / de qui les sources plongent│et trouvent dans la masse / obscure de la terre│les chemins de leur soif / mystéri-euse.│C’est une hydre, ô Tityre, / aux prises avec la roche,│et qui croît│et se divise pour l’étreindre ;│qui de plus en plus fin(e), / mue par l’humide,│s’échevèle pour boire│la moindre présence de l’eau│imprégnant la nuit massive│ où se dissolvent / toutes choses / qui vécurent.│Il n’est bête hideus(e) / de la mer plus avide│et plus multipl(e) / que cette touffe / de racines,│aveuglément certaines│de progrès vers la profondeur│et les humeurs de la terre.│Mais cet avancement / procède, irrésistible, │avec une lenteur / qui le fait implacable│comme le temps.│Dans l’empire des morts, / des taupes et des vers,│l’œuvre de l’arbre / insère les puissances│d’une étrange / volonté souterraine.│

TITYRE

│Quelles merveilles / tu me contes, / ô Lucrèce !…│Mais te dirai-je / à quoi je songe, / en t’écoutant ?│Ton arbre insidi-eux, / qui dans l’ombre insinue│sa vivace substance / en mille filaments,│et qui puise le suc / de la terre dormante,│me rappelle…

LUCRÈCE

Dis-le. /

TITYRE

Me rappelle l’amour.║

LUCRÈCE

Pourquoi non ? ║Dans ton entendement, / vers ton âme de pâtre,│ce que je dis pénètre / et trouve son écho.│Ma parole, Tityre, / a donc touché ce point,│ce nœud profond de l’être, / où l’unité réside│et d’où rayonne en nous,│éclairant l’univers / d’une même pensée,│tout le trésor secret /de ses similitudes…│

TITYRE

│Je ne sais… Ton propos / m’est obscur, ô Lucrèce.│

LUCRÈCE

│Je m’entends. Il suffit.│Parle donc à ton aise, / et d’amour, si tu veux.│Mais chante-moi plutôt / cette métamorphose…│Comment, dans ton esprit, / une plante croissante│te fit songer d’amour, / ce besoin de plaisir ?│

TITYRE

│Plaisir ? L’amour n’est point / de si simple substance.│

LUCRÈCE

│Que veux-tu qu’il soit mieux / qu’universel instinct ?│Il n’est qu’un aiguillon / forgé par le destin.│

TITYRE

│Aiguillon !… Et tu dis / que mon âme est d’un pâtre !…│ Aiguillon !… Tu n’en fais / que le dard d’un bouvier !│L’amour que tu conçois / n’est que l’amour des boucs│et des bêtes des bois.│ Ces brutes, par accès, / ivres de leur semence,│cherchent hideusement, / dans leur chaude saison,│à délivrer leur chair / de ce vivant poison.│Ils aiment sans amour / au hasard des rencontres.│Je le sais bien, berger / qui s’en mêle parfois,│et compose à son gré / le mâle et la femelle,│quand il voudrait avoir / des chevreaux de son choix.│

LUCRÈCE

│Et voici le destin / traversé par Tityre…│Tu mets les mains dans l’ombre / où tâtonne le sort…│Tu triches…

TITYRE

N’est-ce point / l’affaire des humains,│dont tout l’esprit qu’ils ont / tourmente la nature,│ embarrasse leur vie / et veut tromper la mort ?│

LUCRÈCE

│Ne va pas t’égarer / sous mes treilles abstraites.│Laisse-moi l’aphorisme / et les raisonnements.│J’attends l’arbre et l’amour / que tu te plais à joindre.│Chante-moi, si tu veux, / des choses de ton cru.│Tandis qu’à tes chansons, / mon oreille se fie,│je crains d’être sans goût / pour ta philosophie.│

TITYRE

│Écoute donc. / Voici ce qui me vient :│

AMOUR n’est rien qu’il ne croisse à l’extrême :
Croître est sa loi ; il meurt d’être le même,
Et meurt en qui ne meure point d’amour.
Vivant de soif toujours inassouvie,
Arbre dans l’âme aux racines de chair
Qui vit de vivre au plus vif de la vie
Il vit de tout, du doux et de l’amer
Et du cruel, encor mieux que du tendre.
Grand Arbre Amour, qui ne cesses d’étendre
Dans ma faiblesse une étrange vigueur,
Mille moments que se garde le coeur
Te sont feuillage et flèches de lumière !
Mais cependant qu’au soleil du bonheur
Dans l’or du jour s’épanouit ta joie,
Ta même soif, qui gagne en profondeur,
Puise dans l’ombre, à la source des pleurs…

LUCRÈCE

│Ce ne sont point des vers. / Ceci tient de l’énigme.│

TITYRE

│J’improvisai.│Ce n’est qu’un premier temps / d’un poème futur.│Ce que tu dis naguère / au sujet de cet Arbre│m’a fait songer Amour.│L’Arbre et l’Amour, tous deux, / peuvent dans nos esprits│se joindre en une idée.║ L’un et l’autre sont chose qui, d’un germe imperceptible née, grandit et se fortifie, et se déploie et se ramifie ; mais autant elle s’élève vers le ciel (ou vers le bonheur) autant doit-elle descendre dans l’obscure substance de ce que nous sommes sans le savoir.

LUCRÈCE

Notre terre ?…

TITYRE

Oui… Et c’est là, au sein même des ténèbres dans lesquelles se fondent et se confondent ce qui est de notre espèce, et ce qui est de notre matière vivante, et ce qui est de nos souvenirs, et de nos forces et faiblesses cachées, et enfin ce qui est le sentiment informe de n’avoir pas toujours été et de devoir cesser d’être, que se trouve ce que j’ai nommé la source des larmes : L’INEFFABLE. Car, nos larmes, à mon avis, sont l’expression de notre impuissance à exprimer, c’est-à-dire à nous défaire par la parole de l’oppression de ce que nous sommes…

LUCRÈCE

║Tu vas loin pour un pâtr(e). / Tu pleures donc toujours ?│

TITYRE

│Je puis toujours pleurer. / Et, pâtre que je sois,│j’ai observé / qu’il n’est point de pensée│qui, poursuivie / jusqu’au plus près de l’âme,│ne nous conduise / sur les bords / privés de mots,║ ces bords muets, où subsistent seules la pitié, la tendresse et la sorte d’amertume, que nous inspire ce mélange d’éternel, de fortuit, et d’éphémère, notre sort.

LUCRÈCE

│Et c’est donc à quoi tu médites,│quand tu passes les nuits / de l’été,│à veiller ton troupeau qui dort,│tandis que tout un bétail d’astres,│harcelé çà et là, / sur l’horizon,│par le silenci-eux éclair,│ou traversé / par le vol imprévu│de météores,│semble paître le temps, / et, comme pas à pas│un troupeau broute son chemin,│brouter l’avenir sans répit ?│

TITYRE

│Que faire ? A cette heure nocturne,│l’Arbre semble penser. / Il est un être d’ombre.│Les oiseaux endormis / le laissent seul vivant.│Il frissonne en soi-même : / on dirait qu’il se parle.│La peur habite en lui, / comme elle fait en nous,│quand nous sommes tout seuls, / la nuit, avec nous-mêmes,│et tout à la merci / de notre vérité.│

LUCRÈCE

│Il est vrai : nous n’avons / à craindre que nous-mêmes.│Les dieux et les destins / ne peuvent rien sur nous│que par la trahison / de nos fibres sensibles.│Sur l’âme inféri-eure / ils règnent lâchement ;│leur puissance n’est point / l’acte de la Sagesse ;│mais la divinité / trouve en de faibles corps,│pour suprême argument, / la torture du sage.│

TITYRE

│Mais le feu n’est-il point / la fin même de l’Arbre ?│Quand son être devient / tout atroce douleur,│il se tord ; mais se fait / lumière et cendre pure,│plutôt que de pourrir, / miné par l’eau croupie,│rongé par la vermine…│

LUCRÈCE

│Tityre, entre les maux, / choisis, si tu le peux !│Mieux vaut n’y point penser ; / quoi de plus inutile ?│Car ils sont, quand ils sont, / assez clairs par eux-mêmes…│Mais si j’étais pour toi / le compagnon des nuits,│invisibles tous deux / dans l’ombre au pied de l’Arbre,│réduits à nos deux voix, / réduits à un seul être│qu’écrase mêmement / le fardeau de tant d’astres,│je te dirais, / te chanterais / ce que me chante,│et dit, et m’impose dans l’âme│ma contemplati-on / intéri-eure │de l’Idée de la Plante.║

TITYRE

Je t’écouterais religieusement dans la nuit ; je perdrais le sentiment de mon ignorance ; je ne comprendrais pas tout ce que tu dirais, mais je l’aimerais tellement, avec un si grand désir que cela soit la vérité, avec un si grand ravissement de l’esprit, que je ne puis concevoir bonheur plus sûr, moments plus incorruptibles…

LUCRÈCE

║L’être qui s’émerveille / est beau comme une fleur.║

TITYRE

Excuse-moi : je n’ai pu me tenir de t’interrompre tandis que tu parlais de cette
Idée de la Plante…

LUCRÈCE

║Ne vois-tu pas / que chaque plante est œuvre,│et ne sais-tu pas qu’il n’y a│point d’œuvre sans idée ?│

TITYRE

│Mais je ne vois d’auteur…│

LUCRÈCE

│L’auteur n’est qu’un détail / à peu près inutile│

TITYRE

│Tu me confonds… / Tu prends Tityre / pour jou-et !… │Mais je suis / animal raisonnable,│et je sais comme toi / que tout requiert ta cause.│Tout ce qui est, fut fait ;│tout suppose quelqu’un, / homme ou divinité,│une cause, un désir, / une puissance d’acte…│

LUCRÈCE

│Es-tu bien sûr que rien / ne puisse être par soi,│sans cause, sans raison, / sans fin qui le précède ?║

TITYRE

Bien sûr.

LUCRÈCE

║Rêves-tu quelquefois ?

TITYRE

/ Avant toutes les aubes.│

LUCRÈCE

│Comme sur le granit / de l’illustre statue│agit le jour naissant / qui le fait résonner,│ainsi Memnon-Tityre / à l’aurore improvise│en lui seul, pour soi seul, / des contes merveilleux…│Mais tes rêves, Tityr(e), / sont-ils de quelque prix ?│Valent-ils au réveil / d’avoir été rêvés ?│

TITYRE

│Il en est de si beaux… / Il en est de si vrais !…│Il en est de divins… / Et d’autres tout sinistres…│Si étranges, parfois, / que je les crois formés│pour quelque autre dormeur, / comme si, dans la nuit,│ils se trompaient d’absent / et d’âme sans défense…│Il en est de cruels / d’avoir été trop doux :│tel bonheur se déchire / au moment qu’il me comble,│et m’abandonne au jour / sur la rive du vrai…│Toute ma chair encore / est vibrante d’amour,│ mais l’esprit se refuse, / et froidement contemple│la palpitati-on / mourante de son corps…│Du reptile tranché, / les deux tronçons se tordent…│

LUCRÈCE

│Ainsi, tu n’étais donc / qu’un spectateur contraint│à subir le spectacle.│Mais qui, dis-moi, qui donc / soit l’auteur de ce drame ?│

TITYRE

│L’auteur… Je n’en sais point. / Je ne trouve personne.║

LUCRÈCE

Toi ?

TITYRE

║Assurément pas moi, / car ces jeux du sommeil│ne peuvent se former / que je ne sois exclu│de leurs arrangements :│sans quoi, point de terreurs, / de surprise ou de charmes.│

LUCRÈCE

│Il n’y a donc point d’auteur. / Tu le vois bien, Tityre ;│une œuvre sans auteur / n’est donc point impossible.│ Nul poète pour toi / n’ordonna ces phantasmes,│et toi-même jamais / n’aurais tiré de toi│ni ces délic(e)s, / ni ces abîmes de tes songes…│Point d’auteur… Il est donc / des choses qui se forment│d’elles-mêmes, sans cause, / et se font leur destin…│ C’est pourquoi je rejette / aux besoins enfantins│de l’esprit des mortels / la logique ingénue │qui veut trouver en tout / un artiste et son but,│bien distincts de l’ouvrage.│L’Homme, naïf devant / toute chose qu’il voit,│sur terre ou dans les cieux, / astres, bêtes, saisons,│apparences de règles,│semblants de prévoyance / heureuse ou d’harmonie,│interroge : / Qui fit ceci ? / Qui l’a voulu ?│Croyant qu’il doit tout comparer│à ces quelques objets / qui sortent de nos mains :│nos vases, nos outils, / nos demeures, nos armes,│à tous ces composés / de matière et d’esprit│qu’enfantent nos besoins…│

TITYRE

│Mais toi,│penses-tu mieux saisir / la nature des choses ?│

LUCRÈCE

│Je tente d’imiter / le mode indivisible…│Ô Tityre, je crois / que dans notre substance│se trouve à peu / de profondeur la même│puissance qui produit / mêmement toute vie.│Tout ce qui naît dans l’âme / est la nature même…│

TITYRE

│Quoi, tout ce qui nous vient / serait essenti-el ?│

LUCRÈCE

│Non tout ce qui nous vient, / mais bien ce venir même.│Je te le dis, Tityre, / entre tout ce qui vit│existe un lien secret, / une similitude,│qui engendre aussi bien / la haine que l’amour.│Le semblable caresse / ou dévore un semblable.│Soit qu’il mange l’agneau, / soit qu’il couvre la louve,│le loup ne peut que faire / ou refaire du loup.│

TITYRE

│Mais toi, pourrais-tu faire / ou refaire de l’Arbre ?│

LUCRÈCE

│Je t’ai dit que je sens / naître et croître en moi-même│une vertu de Plante, / et je sais me confondre│à la soif d’exister / du germe qui s’efforce║et qui procède vers un nombre infini d’autres germes à travers toute une vie de plante…

TITYRE

║Permets que je t’arrête… / Une question me vient.│

LUCRÈCE

│Ce que j’allais te dir(e) / (peut-être te chanter)│eût, je pense, tari / la source de paroles│qui surgit tout à coup / du fond de ton esprit.║Mais parle !… Si je te demandais d’attendre, tu t’écouterais intérieurement toi-même, avec complaisance, au lieu de m’écouter

TITYRE

║Oui, ne penses-tu pas, / ô Sage que tu es,║que notre connaissance de quelque chose que ce soit est imparfaite si elle se réduit à la notion exacte de cette chose, si elle se borne à la vérité, et étant parvenue à changer la vue naïve en idée nette et en pur résultat d’examens, d’expériences, et de toutes les observances de forme qui éliminent l’erreur ou l’illusion, elle s’en tient à cette perfection ?

LUCRÈCE

║Que te faut-il de plus / que ce qui est ?║Et le vrai n’est-il pas la frontière naturelle de l’intelligence ?

TITYRE

║Je crois bien, quant à moi, / que la réalité,│toujours infiniment / plus riche que le vrai,│comprend sur tout sujet / et en toute matière,│la quantité / de méprises, de mythes,║ de contes et de croyances puérils que produit nécessairement l’esprit des hommes.

LUCRÈCE

║Et tu ne veux donc point / que cette mauvaise herbe│soit brûlée par les sages,│exhalant une odeur / agréable à Minerve ?│

TITYRE

│Que si tu la repiques│et la cultives bien à part,│elle cesse d’être mauvaise ;│on peut lui trouver quelque usage.│Mais voici mon propos / de simple et d’ignorant.│Une fois que l’on tient / solidement le vrai,│et que l’on ne craint plus│de se perdre / en de vaines lubies,│la sagesse devrait / revenir sur ses pas,│reprendre et recueillir / comme choses humaines│tout ce qui fut créé,│forgé, pensé, songé et cru,│tous ces prodigi-eux / produits de l’esprit nôtre,│ces histoires magiques║et monstrueuses qui naissent si spontanément de nous…

LUCRÈCE

Il est certain (et il est étrange, en effet), que le vrai ne puisse nous être connu par l’emploi de beaucoup d’artifices. Rien de moins naturel !

TITYRE

J’ai remarqué qu’il n’y a pas de chose au monde qui n’ait été ornée de rêves, tenue pour signe, expliquée par quelque miracle, et ceci d’autant plus que le souci de connaître les origines et les premières circonstances est plus naïvement puissant. Et c’est pourquoi sans doute, cette sentence fut prononcée par un philosophe dont je ne sais plus le nom : AU COMMENCEMENT ÉTAIT LA FABLE.

LUCRÈCE

N’est-ce pas moi-même qui l’ai dit ? Mais j’ai dit tant de choses que celle-ci est aussi bien de moi qu’elle ne l’est pas…

TITYRE

Tu es si riche !… Mais je reviens à mon propos, et par lui à notre ARBRE… Connais-tu la Merveilleuse Histoire de l’Arbre infini ?

LUCRÈCE

Non.

TITYRE

║Et du cèdre / chargé d’amour, / tu ne sais rien ?│Dans l’île Xiphos ?…│

LUCRÈCE

│J’ignore tout du cèdre / et ne sais rien de l’île.║

TITYRE

Et la plus étonnante ?

LUCRÈCE

J’ignore aussi la plus étonnante.

TITYRE

La plus étonnante histoire d’Arbres est bien celle ║de ces pommiers géants / dont le fruit de l’un d’eux│offrait à qui mordît / sa pulpe fabuleuse│une éternelle vie,│cependant que le fruit / de l’autre produisait│à peine savouré,│une étrange clarté / dans l’esprit du mangeur :│il sentait l’envahir / une honte attachée│aux choses de l’amour.│Une rougeur subite / enveloppait tout l’être║et il ressentait sa nudité comme un crime et une brûlure…

LUCRÈCE

Que de bizarres combinaisons sont à l’aise dans ta mémoire, Tityre !

TITYRE

║J’aime ce qui / m’étonne et ne retiens │que ce qui ne pourrait, / dans un esprit de sage,│exciter que l’oubli.│

LUCRÈCE

│Et cet arbre infini ?│

TITYRE

│Il fut, aux temps premiers, / quand la terre était vierge,│et l’homme encore à naître, / et tous les animaux.│La Plante était maîtresse / et revêtait│toute la figure du sol.│Elle eût pu demeurer / la seule et souveraine│forme de vie, / offrant à l’œil des dieux│la splendeur vari-ée / des couleurs de saisons.║Immobile par nature de chacun de ses individus, elle se déplaçait en tant qu’espèces, gagnant de place en place l’étendue. C’est par le nombre de ses germes (qu’elle prodiguait follement aux vents) qu’elle procédait et s’élargissait à la manière d’un incendie qui dévore tout ce qu’il trouve à dévorer ; et c’est là ce que feraient encore, sans l’homme et ses travaux, les herbes et arbustes. ║Mais ce que nous voyons│n’est rien auprès / de ce que fut / cette puissance│de conquête par bonds / de semences ailées,│en cet âge héroïque│de la vigueur du végétal.│Or (écoute ceci, / Lucrèce) il arriva│que l’un de ces germes,│soit à cause / de l’excellence / de la terre│ où il tomba,│ou de la faveur / du soleil sur lui,│ou par toute autre circonstance,│grandit comme nul autre,│et d’herbe se fit arbre, / et cet arbre, prodige !║Oui ! Il semble qu’en lui une sorte de pensée et de volonté se forma. Il était le plus grand et le plus bel être sous le ciel, quand, pressentant peut-être que sa vie d’arbre ne tenait qu’à sa croissance et qu’il ne vivait que de grandir, il lui vint une sorte de folie de démesure et d’arborescence…

LUCRÈCE

║Par quoi cet arbre était / une sorte d’esprit.│Le plus haut de l’esprit / ne vit que de croissance.║

TITYRE

Comme un athlète aux jambes écartées fait effet contre les colonnes entre lesquelles il est placé et les pousse non moins énergiquement de ses bras gonflés de vouloir, cet arbre devint le foyer de la plus puissante poussée et la forme de la force la plus tendue que la vie eût jamais produite, force énorme, mais insensible à chaque instant, qui peut soulever peu à peu un rocher gros comme une colline ou renverser un mur de citadelle.║On dit qu’au bout de mille siècles,│il couvrait de son ombr(e) / toute l’immense Asie…│

LUCRÈCE

│Quel empire mortel / dut exercer cette ombre !…│

TITYRE

│Oui, l’Arbre souverain / faisait la nuit sous soi.│Nul rayon du soleil / ne perçait son feuillage,│dans l’épaisseur duquel / tous les vents s’égaraient,│et son front secou-ait / les tempêtes adverses,│comme les bœufs massifs / font les vains moucherons.│Les fleuves n’étaient plus, / tant il puisait de sève│à même ciel et terre.│Dans l’azur sec dressant / sa solitude intense,│il était l’Arbre Dieu…│

LUCRÈCE

│C’est une merveilleuse / aventure, Tityre.│

TITYRE

│Pardonne-moi. / J’ai mis ce conte / innocemment│en travers des discours / plus profonds et plus sages│que tu m’allais tenir / touchant notre propos.│

LUCRÈCE

│Je ne sais si je puis / mieux dire qu’une Fable…│Je voulais te parler│du sentiment que j’ai, parfois,│d’être moi-même Plante, / une Plante, qui pense,│mais ne distingue pas / ses puissances diverses,│sa forme de ses forc(e)s, / et son port de son lieu.│Forces, formes, grandeur,│et volume, et durée ne sont │qu’un même fleuve d’existence,│un flux dont la liqueur│expire en solide très dur,│tandis que le vouloir / obscur de la croissance│s’élève, éclate, / et veut redevenir vouloir│sous l’espèce innombrable / et légère des graines.│Et je me sens vivant / l’entreprise inou-ïe│du Type de la Plante, / envahissant l’espace,│improvisant / un rêve de ramure,│plongeant en pleine fange│et s’enivrant / des sels de la terre,│tandis que dans l’air libre, / elle ouvre par degrés│aux largesses du ciel / des milliers verts de lèvres…│Autant elle s’enfonce, / autant s’élève-t-elle :│elle enchaîne l’informe, / elle attaque le vide ;│elle lutte / pour tout changer / en elle-même,│et c’est là son Idée !…│Ô Tityre, il me semble│participer de tout mon être│à cette méditati-on│puissante, et agissante, / et rigoureusement│suivie dans son dessein, / que m’ordonne la Plante…│

TITYRE

│Tu dis que la Plante médite ?│

LUCRÈCE

│Je dis que si quelqu’un│médite au monde, c’est la Plante.║

TITYRE

Médite ?… ║Peut-être de ce mot / le sens m’est-il obscur ?│

LUCRÈCE

│Ne t’en inquiète point.│Le manque d’un seul mot / fait mieux vivre une phrase :│elle s’ouvre plus vaste / et propose à l’esprit│d’être un peu plus esprit / pour combler la lacune.│

TITYRE

│Je ne suis pas si fort…│Je ne sais concevoir / qu’une plante médite.│

LUCRÈCE

│Pâtre, ce que tu vois / d’un arbuste ou d’un arbre,│ce n’est que le dehors / et que l’instant offerts│à l’œil indifférent│qui ne fait qu’effleurer / la surface du monde.│Mais la plante présente / aux yeux spiritu-els│non point un simple objet / de vie humble et passive,│mais un étrange vœu / de trame universelle.│

TITYRE

│Je ne suis qu’un berger, / Lucrèce, épargne-le !│

LUCRÈCE

│Méditer, n’est-ce point / s’approfondir dans l’ordre ?│Vois comme l’Arbre aveugle / aux membres divergents│s’accroît autour de soi / selon la Symétrie.│La vie en lui calcule, / exhausse une structure,│et rayonne son nombr(e) / par branches et leurs brins,│et chaque brin sa feuille,│aux points même marqués / dans le naissant futur…│

TITYRE

│Hélas, comment te suivre ?│

LUCRÈCE

│Ne crains pas, mais écoute :│lorsqu’il te vient dans l’âme / une ombre de chanson,│un désir de créer / qui te prend à la gorge,│ne sens-tu pas ta voix / s’enfler vers le son pur ?│Ne sens-tu pas se fondre / et sa vie et ton vœu,│vers le son désiré / dont l’onde te soulève ?│Ah ! Tityre, une plante / est un chant dont le rythme│déploie une forme certaine,│et dans l’espace expose / un mystère du temps.│Chaque jour, elle dresse / un peu plus haut la charge│de ses charpentes torses,│et livre par milliers / ses feuilles au soleil,│chacune délirant / à son poste dans l’air,│selon ce qui lui vient / de brise et qu’elle croit│son inspirati-on / singulière et divine…│

TITYRE

│Mais tu deviens toi-même / un arbre de paroles…║

LUCRÈCE

Oui… ║La méditati-on / rayonnante m’enivre…│Et je sens tous les mots / dans mon âme frémir.║

TITYRE

Je te laisse dans cet état admirable. ║Il me faut à présent / rassembler mon troupeau.│Prends garde à la fraîcheur / du soir qui vient si vite.║


Notes :
[1] « Devant trop souvent écrire des choses dont je n’ai nulle envie et l’esprit inerte devant elles, je m’avise de me donner les lettres initiales des phrases successives à faire — comme pour un acrostiche… Et ceci ferait scandale si je le disais. […] on considère invinciblement ce qui est dit comme moyen de ce qui est à dire, et comme une regrettable nécessité. Ou la forme accessoire et le fond principal. Or ceci n’est pas vrai dans le cas général — c’est-à-dire si l’on considère la production du discours et sa réception. » (Cahiers, 1932, XV, 737.)

[2] J’avoue n’être emballé ni par sa prosodie, ni par ses inflexions, ni par l’atmosphère nébuleuse, voire inquiétante que pose la musique, comme déphasée par rapport à l’extatique déclaration d’amour de Tytire à son arbre, qui finit par le déifier.

[3] Sur Google, où sont effectuées 90% des recherches, le premier résultat enregistre un taux de clics de 30~35% (taux qui chute sous les 10% dès le quatrième résultat), 75% des utilisateurs ne font pas défiler l’intégralité la première page et seuls 0,78% cliquent sur un résultat en deuxième page…

[4] « Mon inspiration n’est pas verbale. Elle ne procède pas par mots — Plutôt par formes musicales. » (Cahiers, 1923, IX, 231.)

[5] « …les thèmes de [son] Arbre ne sont pas ceux des Bucoliques. Le Tityre valéryen ne doit que le nom au Tityre virgilien ; l’arbre dont il s’agit ne provient pas de Virgile, mais de la fantaisie de Valéry ; ». Jeannine Parisier-Plottel, Les dialogues de Paul Valéry, 1960, PUF, p.62.

[6] Je n’ai pu me remémorer le lieu exact où Valéry qualifie la versification de « jeu solennel », mais ses Cahiers et les études Au sujet d’Adonis, Je disais quelquefois à Stéphane Mallarmé et Existence du symbolisme contiennent d’autres rapprochements explicites entre jeu et versification, joueurs et versificateurs.

[7] Zilberberg avec Valéry, Herman Parret (Université de Louvain), 2019 ;
Paul Valéry et les œuvres en prose : la quête d’un projet tenu secret jusqu’en 1917, Masumi Sunaba, Université Blaise Pascal – Clermont-Ferrand II, thèse de littérature, 2014 ;
Du paysage au visage (pour personne), ou de l’indifférence esthétique (p.111-128 de l’ouvrage collectif L’arbre ou la raison des arbres), Filippo Fimiani (Université de Salerno, Italie), Presses Universitaires de Rennes, 2013 ;
L’arbre en sa dynamique subjective, Anne Mounic, Temporel (revue littéraire et artistique), 2013 ;
ARBRES, du thème au symbole, étude de poétique générale et comparée, Anne Van Karkerken, Université de la Sorbonne Nouvelle Paris III, thèse de littérature, 1996 ;
Commentaire de la thèse Le thème de l’arbre chez Paul Valéry (Pierre Laurette, 1967), Louis Morice (Université de Laval), 1968 ;

[8] On pourrait ici arguer en faveur d’une découpe en deux hexasyllabes, mais la cohérence sémantique comme poétique en pâtirait. Tel exercice de dissection et de recomposition suppose de l’arbitraire et des compromis, auxquels d’autres pourront toujours être préférés.

[9] Comme le sait (ou devrait le savoir et désormais le saura) tout amateur de poésie française (sans quoi il n’en est pas un), les lois du vers stipulent que, pour des raisons étymologiques, deux voyelles contiguës au sein de certains mots exigent une prononciation en deux syllabes distinctes (diérèse), quand, dans la prose et le langage courant, ces mêmes couples vocaliques fusionnent le plus souvent en diphtongue (synérèse) et ne laissent entendre qu’une seule syllabe.
Sueur → su-eur ; passion → passi-on ; pétrifier → pétrifi-er ; suavité → su-avité ; enthousiasme → enthousi-asme ; jouissance → jou-issance ; silencieusement → silenci-eusement, etc.

À propos de l'auteur

Julien Albessard

Misanthrope humaniste, atrabilaire joyeux, rêveur rationnel, insulaire sociable et enthousiaste résigné, comme tout le monde, je ne suis comme personne.

Commentez

Archives

;)