Jacques Roubaud, roublard ou Rimbaud ?

J

That is the question…

En ce début de XXIe siècle, qu’il sonde au hasard les étals des libraires, s’en remette à la boussole des connaisseurs ou surfe dans le sillon d’un navigateur internet, l’explorateur féru de poésie, curieux d’en découvrir les figures de proue contemporaines, fera inévitablement la rencontre de Jacques Roubaud — dont on déclare incontournables les richesses essaimées durant un demi-siècle de savantes et hardies pérégrinations littéraires. Chez le chasseur de trésor aguerri, qui maintes fois n’ingurgita que vase de coquilles vides où les sonars homologués lui promettaient la délectation de fonds perliers, la méfiance sera de mise, et poindra une légitime interrogation : s’agit-il d’un contrebandier de la rime ou d’un amiral du vers ? d’un alambiqueur pirate ou d’un ivre batelier ? d’un Jacques roublard ou d’un Jacques Rimbaud ? Interrogation à laquelle je vais donc m’employer à répondre scrupuleusement.

L’assistance devra garder à l’esprit que l’enquête ici relatée a pour fonction première d’évaluer Roubaud en qualité de poète (soit de versificateur), puisque sa notoriété repose avant tout sur ce titre et qu’il se revendique lui-même « poète, principalement ».

Ceux que les longues traversées ennuient ou découragent, adeptes des raccourcis qui préfèrent l’avion au bateau, pourront voler directement à l’antépénultième partie (Bilan de voyage) — même si privilégier le temps long et adopter l’attitude d’un voyageur plutôt que celle d’un touriste permettra une meilleure appréhension du cheminement final.


Curriculum Vitae

Plutôt que de partir à l’abordage de l’œuvre au gré des reflux oraculaires de Google, qui, trop vaguement sollicité, m’égarerait dans ses nombreux méandres, je décide, soucieux d’organiser mes recherches selon un itinéraire méthodique, de cartographier la vie de l’homme. J’invoque Wikipédia… Quel CV colossal émerge des abysses !
Poète, essayiste, romancier, traducteur, mathématicien et universitaire — né en 1932 d’un couple de professeurs normaliens (le père, de philosophie ; la mère, d’anglais, et qui fut parmi les premières femmes admises à l’ENS) — repéré très jeune par Louis Aragon — premier recueil publié à l’âge de douze ans — passé par hypokhâgne et l’ENS — membre de l’Ouvreur de Littérature Potentielle, coopté en 1966 par Raymond Queneau — titulaire d’un doctorat en mathématiques (1967), et d’un autre en littérature (1990) sous la direction d’Yves Bonnefoy — président du Centre international de poésie Marseille (cipM) de 1992 à 1997 — directeur d’études à l’EHESS jusqu’en 2001 — spécialiste de la poésie médiévale et du sonnet — réputé pour connaître des milliers de vers et des centaines de poèmes par cœur — une bibliographie pléthorique (pas loin de soixante-dix entrées) — fait commandeur de l’ordre des Arts et des Lettres en 2014 — a reçu le prix France Culture en 1986 pour Quelque chose noir, le grand prix national de la poésie du ministère de la Culture en 1990, le grand prix de littérature Paul-Morand de l’Académie française en 2008 et le Goncourt de la poésie Robert Sabatier 2021 pour l’ensemble de son œuvre.

Tel pedigree a de quoi époustoufler, voire éblouir… du moins sur le papier en-tête. Dans une époque où Bob Dylan peut recevoir le prix Nobel de littérature, Jacques Prévert entrer au catalogue de La Pléiade, Christophe Maé accéder au rang de chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres, etc., crier à la pépite d’après les dorures officielles serait indigne d’un orpailleur conséquent. Désormais muni de coordonnées précises, je sais où faire usage de mon crible pour savoir si la substance du poète Roubaud justifie les honneurs de surface.

Il est donc temps de lever l’ancre ; mais avant de mettre le cap sur ses recueils et d’écumer ses feuilles de référence, je dois, en guise de première escale, m’attarder sur un aspect déterminant du personnage : son appartenance au groupe Oulipo.


Un oulipien

Fondé en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain Raymond Queneau, l’Oulipo est en quelque sorte l’antigroupe du groupe surréaliste, comme une particule a son antiparticule — de signe opposé. Le credo de l’Oulipo : inventer ou cultiver des contraintes, en général d’essence mathématique, en vue d’ouvrir de nouvelles potentialités littéraires, sur la base du postulat que la créativité n’est jamais mieux stimulée qu’en se fixant un cadre conscient de règles strictes.

Dans le principe, ceci n’est pas pour me déplaire, la versification étant elle-même un formalisme rigoureux où la géométrie, le nombre et la logique ont leur part. Malheureusement, si la versification régulière se trouve être la matrice d’où s’engendre et se renouvelle la fleur de la poésie à travers siècles, les modernes jeux oulipiens n’accouchent jamais, dans le meilleur des cas, que de sèches prouesses cérébrales ; de spectaculaires performances d’athlètes, à défaut d’admirables succès d’artistes. L’oulipien est parfois olympique ; olympien, fort peu. Il montre ses neurones, roule des méninges et dédie ses capacités cognitives au triomphe de vains défis crâniens pour inscrire son nom dans les annales — au pire comme on rentre dans le Guinness des records pour avoir meurtri son front à fendre le plus de pastèques possible en moins d’une minute ; au mieux comme aux échecs des grands maîtres de mémoire épatent la galerie sans pouvoir cependant rivaliser avec l’élite. Même Georges Perec, à l’évidence doté d’un cerveau de première classe et d’un authentique talent littéraire, ne fait pas vraiment exception. Sûrement le plus virtuose, il mérite sans doute de recevoir médailles et applaudissements, notamment pour les remarquables exploits techniques que sont le lipogramme (La Disparition) et le palindrome (Au moulin d’Andé) les plus longs jamais écrits en français ; lauriers et soupirs, c’est contestable.

Qu’en est-il des contributions de Jacques Roubaud, oulipien émérite selon la rumeur ? Quelles sont ses gloires ? De quoi, de quel(s) système(s), de quelle(s) forme(s) notre poète-mathématicien est-il donc l’inventeur ?

Quoiqu’on le crédite de nombreuses trouvailles originales à longueur d’articles (sachant que nouveauté et expérimentation ne riment pas forcément avec réussite), il m’est difficile, au regard de ce que j’ai glané, de lui adjuger la paternité de plus de quatre contraintes formelles — exploitables par autrui, c’est-à-dire reproductibles, et non des procédés à usage unique. Sur le site de l’Oulipo (auquel manque une barre de recherche), aucune n’est répertoriée dans la rubrique « contraintes », mais j’y dénicherai une liste de contraintes où apparaissent trois des quatre que j’attribue à Roubaud.

En voici donc l’énumération, avec pour chacune d’entre elles l’explication théorique, suivie d’exemple(s) et d’un commentaire.


La joséphine

La joséphine est basée sur la mathématique du problème de Josèphe. Dénomination qui provient d’une anecdote historique : piégés dans une grotte, Flavius Josèphe (37-100) et ses compagnons d’infortune organisèrent méthodiquement leur suicide collectif par refus de se rendre aux Romains. Placés en cercle, le n°1 tue son voisin n°2, et la procédure continue suivant un même sens de rotation jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un. En somme, s’il sont six, 1 tue 2 , 3 tue 4, 5 tue 6 (seuls 1, 3 et 5 sont encore en vie à ce stade) ; 1 tue 3, et 5 tue 3 ; 5 restant seul en vie. On dit alors que J(6) = 5. Avec la joséphine, l’idée est donc d’appliquer à une strophe de n vers ce principe d’élimination successive par permutation. Dans l’exemple ci-dessous, Roubaud mêle à sa joséphine la permutation spirale de la sextine initiée par les troubadours.

Que nul moussaillon du vers ne s’en laisse compter ! Cette joséphine, ou plutôt « sextine joséphinisée », n’a rien de virtuose. Elle le serait, virtuose, si les vers étaient bons, voire excellents. Or, ce sont là de piètres décasyllabes à tout point de vue — stylistique, substantiel et musical. Tournures banales, images plates et phrasé désastreux : tout est médiocre. Ces vers sont tellement dysharmoniques (chacun et entre eux) que l’on pourrait soupçonner Roubaud d’être assez étranger à la véritable fonction d’un rythme métrique, qui n’est pas comptable mais musicale, sensible avant d’être intellectuelle. Si musique et poésie renferment une dose d’algèbre, bien compter ne suffit pas à chanter juste et à créer du rythme. Les syllabes ont beau être correctement dénombrées, leur arrangement n’en est pas moins cacophonique et semble l’œuvre d’une sourde calculatrice. Tout par la tête, rien pour l’oreille : une démarche a-poétique en soi. Il tord en sus sa propre consigne pour terminer sur « joséphine » — J(6) l’eut forcé à terminer sur « sextine ». Poser J(6,2) permet par une pirouette de décimer 5, et non 1, à la strophe V.

La joséphine en dilettante ? Une contrainte de valeur douteuse dont le concepteur même ne tire ici qu’un produit poétique nul : J(R) = 0.

Le trident

Définition de Roubaud : « Le trident est un poème de trois vers composé de treize syllabes : cinq pour le premier vers, trois pour le deuxième, cinq pour le troisième. Le deuxième vers est toujours précédé du signe ⊗, conçu comme pivot du poème. »
Son commentaire dans une émission de France Culture en mai 2018 : « C’est une forme très très très courte, c’est plus court – j’en suis très fier – que le haïku (mais c’est un peu une tricherie de dire que c’est plus court que le haïku parce que j’y mets un titre, ce qui rallonge). »

Qu’il est espiègle.

Les tridents suivants (trouvés sur poezibao) sont extraits du recueil éponyme paru en 2019 aux éditions Nous, qui compte mille et huit pages et plus de deux mille poèmes.

            l’impossible

            impossible bien
     ⊗ le récent
            le fui, le ‘fut’, l’autre


            wittgenstein

            tombeau adéquat
     ⊗ recouvert
            de graminées


            pluie au jardin du templs, kyôto

            épilés d’aiguilles
     ⊗ les pins du
            temple se secouent


            l’ange neutre

            derviche tourneur
     ⊗ l’ange neutre
            entre bien et mal


            parenthèse)

            plus jamais ouvrir
     ⊗ que j’ouvris
            une parenthèse)


            bientôt

            c’est le printemps : joie !
     ⊗ et bientôt
            la disparition !


            clair de lune

            ma tête machine
     ⊗ au bout de
            chaque pensée, jazze.


            départ

            il fait froid étain
     ⊗ j’ai déjà
            mes papiers, horaire


            nuits

            pivot de silence
     ⊗ tourne noir
            et retourne au noir


            rien à faire

            souvent je m’attends
     ⊗ au désastre
            la nuit surtout



            les journées

            les journées distillent
     ⊗ le venin
            du renoncement


            W.F. Bach

            ‘lamentabile »
     ⊗  et cette flute
            qui me tord le cœur.


            derniers mots

            « i can’t take ‘it’ a
     ⊗ ny more” i
            know now what ‘it’ means. 

Je serai bref également. C’est déjà faire preuve de magnanimité que de délivrer quelconque brevet à Roubaud pour l’invention du trident, celui-ci n’étant qu’un pâle succédané du haïku — dont l’emploi hors la langue (morique) et la culture (shintoïste/zen) japonaises est tout à fait disputable, mais très en vogue chez nombre d’occidentaux (francophones et anglophones) mis en échec par les exigences de leur propre tradition poétique.
Quant au symbole ⊗ et à la signification que lui confère l’auteur, je n’y vois qu’une babiole superfétatoire sans autre réelle fonction que d’en faire parler.

L’inoffensivité comme la faible portée de l’objet me rappellent moins une arme de gladiateur ou un artefact divin qu’une triplette de cure-dents (en bois recyclé de baguettes subtilisées dans un restaurant asiatique).

L’alexandrin greffé

« Sur le vide papier sont les chants les plus beaux » Mallurset.

Ce vers a été obtenu en greffant un hémistiche emprunté à un alexandrin de Mallarmé sur un hémistiche emprunté à un alexandrin de Musset, d’où le nom de Mallurset, affecté à son auteur supposé. Le procédé de la greffe permet de composer à foison des alexandrins parfaitement originaux et parfaitement classiques.

On peut ne pas se limiter au monostique, et étendre l’exercice à un poème entier. Voici une version nouvelle du sonnet de Rimbaud “ Le dormeur du val ”.

C’est un trou de verdure et le premier en France
Accrochant follement des feuilles et des branches
D’argent ; où le soleil étrange et pénétrant
Luit ; c’est un petit val que la blancheur défend.
 
Un soldat jeune, bouche au sourire si doux
 Et la nuque baignant du sommeil de la terre
 Dort ; il est étendu sous l’écorce des pierres
 Pâle dans son lit vert qui ne bat que pour vous.
 
 Les pieds dans les glaïeuls, comme un vol de gerfauts,
 Sourirait un enfant sur des pensers nouveaux.
 Nature, berce-le, cet âge est sans pitié.
 
 Les parfums ne font pas cette obscure clarté.
 Il dort dans le soleil, ô rage, ô désespoir
 Tranquille. Il a deux trous qui reviennent le soir


Cela m’évoque le Poétron, un facétieux petit programme qui propose aux poètes constipés de pondre des alexandrins (régulibres) à partir d’une banque d’hémistiches mirlitonesques, et qui par son nom même évacue toute illusion quant à la nature du produit en sortie de tuyaux. L’alexandrin greffé, s’il n’est lui aussi qu’un distrayant cloaca poetica sitôt qu’il sert à commettre plus d’un monostiche, me paraît authentiquement exécrable du fait qu’il prétend au sérieux par un énoncé empreint de cette charlatanerie hyperbolique propre à la persuasion publicitaire.
Charlatanerie quand nous est affirmé que « le procédé de la greffe permet de composer à foison des alexandrins […] originaux […] » ; hyperbolique à cause du « parfaitement » qui introduit l’adjectif. Cette phrase est d’ailleurs si parfaitement contradictoire avec sa précédente, qu’on se demande si le rédacteur (en l’occurrence Marcel Bénabou, co-inventeur de la contrainte… Oui, oui! Ils s’y sont mis à deux!) cerne bien la locution « parfaitement originaux ».
Concernant le « parfaitement classiques », la qualification se montre tout aussi frauduleuse, dès lors qu’on examine la (ridicule) nouvelle version du Dormeur du val à l’aune des règles classiques : une fausse rime, règles de l’alternance du genre des rimes et de la liaison supposée non strictement respectées — sans parler des tristes rimes pauvres sur des phonèmes archi-communs (pénétrant/défend ; pitié/clarté).

J’admets toutefois que les fruits de l’alexandrin greffé apportent de ces fibres qui facilitent considérablement le transit. À pratiquer sur papier-toilette pour un résultat optimal.

Le baobab

On reste dans la botanique.

Le mot baobab donne son nom à cette contrainte. Ecrivons-le : ba-o-ba-b

Les premier et troisième morceaux de cette décomposition évoquent le mot “ bas” ; le second rappelle “ haut ” ; et le quatrième rien. On peut prononcer le mot à trois voix : l’une dit ba (sur un ton bas, par exemple) ; une autre o (sur un ton haut, si on veut) ; et la troisième dit b (sur un ton moyen, entre haut et bas, par exemple).

Un “ baobab ” sur le mot baobab sera un texte saturé en syllabes contenant haut et bas. Il est destiné, en principe, à une lecture à trois voix, qui se répartissent les syllabes. Plus généralement, un texte saturé en syllabes contenant soit vrai soit faux (ou les deux ?) sera un baobab sur le vrai et le faux. On peut choisir d’autres couples : long/court ; si/non ; etc. On peut composer des baobabs sur les notes de musique, sur des cris d’animaux, qui seront exécutés à plusieurs voix.

Il y a deux sortes de baobabs :

a) le baobab ordinaire, ou à contrainte molle, où la seule exigence est de fourrer le plus possible de syllabes caractéristiques dans le texte.

Voici un baobab entomologiste sur pou et tique, qui peut être mimé :

Je voudrais partir.
Quitter
la poussière des villes frénétiques,
l’odeur épouvantables des poubelles aromatiques,
les poulaillers pathétiques
les poudding au goût de plastiques […]

b) le baobab strict, où, par exemple sur le mot “ baobab ”, chaque occurrence de la syllabe o doit être accompagnée d’une occurrence de la syllabe ba ayant le même contexte (à gauche ou à droite, ou de part et d’autre).

Il y a Othon avec son bâton. Il y a Otto avec son bateau.
Ah quel chaos dans le cabas.
Ces barriques sont théoriques
Vas-donc, bâtard du tarot !

Ces quatre derniers « vers » sont tirés du vol. 98 de la bibliothèque oulipienne intitulé Ô baobab. Un ouvrage rare de vingt-neuf pages, non consultable en ligne. Heureusement, Arte radio nous offre un enregistrement sonore du premier texte de ce fascicule, lu par l’auteur en personne. Une démarche salutaire, car la notice parle d’« un poème […] qui ne s’apprécie pleinement qu’entendu, [d’] un exercice d’hypnose des oreilles, avec un côté Boby La pointe ». Laissons-nous donc envoûter :

Il est important de se faire violence jusqu’à la toute fin pour entendre le commentaire de Roubaud qui clôt l’enregistrement : « Good… Ah ! ça fait sept minutes ; c’est légèrement fatigant. » Illustration de l’euphémisme.

Consternant et pathétique. On croirait entendre un homme victime d’un trouble obsessionnel lexical (un TOL?) qui, sur les conseils de son psychiatre, recourt à l’art-thérapie en vue d’alléger son mal. De ces délires régressifs qui devraient rester à la discrétion du cabinet pour prémunir la psyché collective contre leur principal effet pervers : suggérer que c’est là faire œuvre d’art.
Comment tel média culturel de référence peut-il cautionner pareille bouffonnade, et sans ironie le qualifier de poème ? Roubaud se féliciter d’en être l’auteur-interprète, et sans honte se donner ainsi en spectacle ?

Le Baobab n’est qu’une de ces énormités gorgées d’insignifiance desquelles la culture du narcissisme favorise si bien l’éclosion et le développement.


Qu’on ne se méprenne pas : ces divers procédés émanent d’une pensée méthodique et cultivée. Mais s’enorgueillir d’esbrouffes conceptuelles aux inconséquences plastiques pourtant manifestes est d’autant plus répréhensible quand c’est le fait d’un cerveau instruit et fonctionnel, d’où mes critiques lapidaires. En art, dès que le spéculatif tend à primer sur l’opératif, il y a (au moins tentative de) mystification. Que Roubaud, ni sot ni inculte, se plaise à montrer la lune dans un puits et à retenir ainsi l’attention est plutôt de mauvais augure.


J’ai assez mouillé dans la fantaisie plus ou moins subtile des eaux oulipiennes, où les spectacles de Roubaud sont à ceux de Perec ce qu’une bourrée de murènes serait à un ballet d’hippocampes. Si je pressens que le spectre de l’Oulipo flottera partout où j’irai en territoire roubaldien, je me remets à la barre et poursuis mon périple sans désespérer d’y trouver autre chose que de la mousse artificieuse, car, oulipisme radical mis à part, Roubaud est connu pour son amour de la versification, et tout spécialement du sonnet, forme à laquelle il consacra sa thèse de littérature (La forme du sonnet français de Marot à Malherbe. Recherche de seconde rhétorique) — non publiée à ce jour. Il a conjointement la réputation d’être aussi fin connaisseur que précieux commentateur de la poésie et de son histoire ; et ne serait-ce que pour vérifier le bien-fondé de cette réputation, je ne peux m’abstenir d’un petit détour par la crypte du théoricien.


Un érudit certain (de lui-même)

À feuilleter, entre autres, l’essai La vieillesse d’Alexandre (1978), le spicilège Poétique. Remarques (2016), ou encore l’article Mètre et rythme de l’alexandrin ordinaire (1974), un constat s’impose : Jacques Roubaud est un érudit du vers — dont les méthodes analytiques me portent au scepticisme, mais avec lequel je partage certaines opinions.
À ses yeux, pas de poésie sans exigence formelle. Aussi le vers libre aurait échoué à supplanter honorablement le vers traditionnel, et la crise de vers actée par Mallarmé perdure. J’approuve bien entendu, mais en allant plus loin : cette crise de vers s’est muée en crise d’iconoclasme perpétuel dont il serait temps de sortir par le haut, c’est-à-dire renouer avec la sagesse des Pères plutôt que d’agiter le hochet de l’avant-garde en quête de nouveauté comme argument tautologique, au mépris de l’anomie mortifère qui en découle.

Le paradoxe est qu’avec ses expérimentations oulipiennes, Roubaud alimente lui-même l’anomie poétique (sans doute par souci d’occuper le terrain « moderne »), cependant qu’à travers l’article Un art qui résiste à sa dénaturation- Obstination de la poésie, publié en janvier 2010 par Le Monde diplomatique, il en pointe et fustige à raison les pires manifestations récentes :

  • le VIL (acronyme taquin du Vers International Libre) et sa déclamation prosaïque ;
  • le passage du vers à une prose où « l’absence d’une trame narrative nette est alors le marqueur unique de l’appartenance au genre poésie » ;
  • le texte et le document dits « poétiques » où « l’adjectif est destiné à [les] faire bénéficier […] de l’effet fantôme qu’a le mot “poésie” » ;
  • l’« indigence spectaculaire » du slam, et ses adeptes se réclamant d’une tradition poétique qu’ils ignorent, et subséquemment déshonorent ;
  • la « poésie de performance », qu’il baptise « vroum-vroum », se réduisant souvent à des prestations scéniques sans mots ou reposant sur des textes misérables.

L’article contient toutefois des assertions très discutables (que je commente entre crochets) :

  • on accuse à tort : les poètes d’être eux-mêmes responsables du recul économique de la poésie depuis près d’un siècle [datation qui correspond à l’abandon, annoncé comme un progrès, de la versification régulière par grand nombre d’entre eux], les contemporains d’être « difficiles » [mâcher du pneu et boire de la glu n’ont rien d’agréable], « élitistes » [quand ils le sont, c’est bien moins par goût aristocratique que par snobisme cultureux] et « narcissiques » [pathologiquement, ils ne l’ont jamais autant été ; amateurs et professionnels confondus affichent un amour-propre troublant de sincérité en regard de ce qu’ils produisent] ;
  • « […] qui s’intéresse à la poésie, aime et connaît Hugo, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire, Éluard, Aragon, Char et Michaux, par exemple, [qui aime et connaît les trois premiers pensera qu’Apollinaire, Éluard, Char et Michaux sont d’un rang inférieur, et que cette énumération chronologique accrédite l’idée d’une progressive dégradation à partir du XXe siècle, Valéry et Aragon étant les deux grandes exceptions], mais trouve les poètes de son temps difficiles, ne les lit pas [si, si ! mais presque toujours avec déplaisir], ne comprend pas pourquoi ils, elles écrivent d’une manière qui lui paraît incompréhensible […] » [c’est de se croire ainsi poète et d’éprouver quelque orgueil à publier cela qui paraissent incompréhensibles] ;
  • la désaffection du lecteur envers les poètes actuels est due à ses manques d’effort et d’habitude [c’est l’intime habitude de la poésie « classique » conjuguée à l’effort de lire la contemporaine qui rend cette dernière repoussante] ;
  • la pullulation des sites et blogs dédiés sur la Toile exprime un « besoin de poésie » [le phénomène relève surtout d’un désir de s’arroger le statut de poète, et plus largement ceux d’artiste et d’amateur d’art, sans bien comprendre ce que revêtent ces mots qui, galvaudés par plus d’un siècle d’impostures et falsifications diverses, sont désormais récupérés comme faire-valoir par la culture médiocratique de masse. Si réel « besoin de poésie » il y avait, le savoir, le savoir-faire, le goût et le jugement critique en la matière se fortifieraient et s’affineraient visiblement. Or, on observe l’exact inverse ; Roubaud déplorant lui-même, quelques paragraphes plus loin, l’actuel « état d’ignorance de la poésie qui s’est faite et se fait »] ;
  • le rap, au contraire du slam, ne se réclame pas de la poésie [depuis trente ans, les médias culturels n’ont cessé de nous présenter le rap comme la voix poétique des « quartiers populaires ». Ce qu’approuvent les rappeurs eux-mêmes, à l’instar de Médine qui s’identifie à Hugo sur la pochette de son album Prose Élite (effet Dunning-Kruger), et à qui l’ENS offrit même une tribune pour exposer le choix de cette filiation… Pour Médine, je cite : « Sur le même spectre, il y a PNL et Victor Hugo »].

Ces propos, impertinents ou erronés, appuient ceux qui introduisent l’article, à savoir que la poésie contemporaine « réserve de belles découvertes à ceux qui prennent la peine d’y accoutumer leur œil et leur oreille » et qu’il existe toujours d’« excellents poètes ». À la fin, Roubaud certifie, sans jamais avoir nommé, qu’« il y a aujourd’hui en France, comme il y en a toujours eu, de la poésie ; de la très bonne poésie. » Il assure qu’« on la trouve dans des livres, dans des revues, dans des enregistrements sonores, des vidéos, […] dans les librairies qui n’ont pas renoncé à la présenter, la soutenir, la vendre ». Il intime de la lire, de la copier et de l’apprendre « comme on le faisait autrefois ».

Je souligne sans jamais avoir nommé car l’unique référence nominale à laquelle Jacques Roubaud renvoie implicitement le lecteur est… Jacques Roubaud. Il conclut :

« Ce que je viens d’écrire est pour défendre le point de vue suivant : que la poésie a lieu dans une langue, se fait avec des mots ; sans mots pas de poésie ; qu’un poème doit être un objet artistique de langue à quatre dimensions, c’est-à-dire être composé à la fois pour une page, pour une voix, pour une oreille, et pour une vision intérieure. La poésie doit se lire et dire. »

et l’article est signé :

« Jacques Roubaud, Poète, auteur notamment de Churchill 40 et autres sonnets de voyage, Gallimard, Paris, 2004. »

Le lecteur est donc convié à renouer avec la véritable poésie telle que la circonscrit Roubaud, et, dans cette optique, incité à s’enquérir des « objets artistiques à quatre dimensions » que sont ses sonnets. L’invite répond idéalement aux besoins de mon investigation, car seuls des vers réguliers permettent de mesurer la valeur d’un poète, — titre dont le sens plénier figure un versificateur, un compositeur de musique idéo-verbale, — considérant que la prose peut être poétique, mais non poésie ou poème en soi, et que le vers libre est un non-sens et une régression (voir De quoi la poésie est-elle la forme ?).

Comme c’est principalement sous forme de sonnets que Roubaud a pratiqué le vers qu’il appelle « compté-rimé traditionnel », et que cette pratique s’étale sur plusieurs décennies, fonder mon verdict sur l’examen d’un recueil isolé reviendrait à juger l’ensemble des Antilles après n’avoir visité qu’une seule de leurs îles. Telle procédure métonymique serait improbe. D’un autre côté, une exploration complète suppose des dépenses qu’un séjour chagrin me ferait regretter. Il me faudrait un guide assez familier de l’archipel roubaldien pour m’en recommander les zones quintessentielles. Je replonge dans la bibliographie… Soudain, eurêka ! Un détail avait échappé à ma vigilance : en 2016, Gallimard a publié son anthologie personnelle.

Je ne pouvais rêver mieux. Elle compile, sur la période 1967-2014, ce que je suppute être le meilleur de Roubaud selon lui-même, et a pour titre Je suis un crabe ponctuel (Roubaud avancerait « en crabe » entre la poésie et la mathématique). À la bonne heure ! Tel crustacé ne se fait pas attendre ; je me pince et m’empresse de hisser la grand-voile. En route pour les sonnets !


Un crabe à sonnets

Parmi les huit recueils que le volume condense, je ne mentionnerai que les quatre où l’on trouve des sonnets : [signe d’appartenance] (1967), La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains (1999), Churchill 40 (2004) et Octogone (2014). Je m’arrêterai ensuite sur Les animaux de tout le monde (1983), destiné aux enfants, et publié chez un autre éditeur.

Ne souhaitant ni abasourdir le lecteur de trop fastidieuses analyses, ni abuser du droit de citation, je ne reproduirai entièrement que quelques sonnets (chacun présenté sous forme de dépliant), avec pour gage d’impartialité de retenir la première occurrence de chaque recueil.

Remarque liminaire : chez Roubaud, les règles de la versification française se voient toutes transgressées ici ou là, certaines plus fréquemment que d’autres et dans diverses proportions. Pas un seul sonnet qui ne contienne au moins une petite entorse, l’imperfection formelle étant la norme. Ce qui tend à exclure de facto notre homme de la catégorie « grand poète » (comme beaucoup s’attachent à le présenter), par extrapolation d’un propos de Baudelaire sur les peintres :

De même que bien connaître le dictionnaire n’implique pas nécessairement la connaissance de l’art de la composition, et que l’art de la composition lui-même n’implique pas l’imagination universelle, ainsi un bon peintre peut n’être pas un grand peintre. Mais un grand peintre est forcément un bon peintre, parce que l’imagination universelle renferme l’intelligence de tous les moyens et le désir de les acquérir.

Charles Baudelaire, Salon de 1959.

et jette d’emblée la suspicion sur la valeur de ses vers :

Quand il s’agit d’un poëte, la facture de ses vers est chose considérable et vaut qu’on l’étudie, car elle constitue une grande partie de sa valeur intrinsèque. C’est avec ce coin qu’il frappe son or, son argent ou son cuivre.

Théophile Gautier, Notice d’introduction aux Fleurs du Mal, 1868.

(Matière et musicalité de choix compensent cependant de légères infractions aux moins structurelles des règles, comme chez Aragon avec la liaison supposée et l’alternance du genre des rimes.)

Qu’un crabe n’aille jamais tout à fait droit, rien de moins insolite ; mais le Roubaud est-il un crabe violoniste ou un crabe zombi ? à pinces d’or ou à carapace molle ? à chair fade ou à fibre exquise ? L’irrégularité de sa démarche recèle-t-elle des charmes qui forcent l’indulgence ou amplifie-t-elle des disgrâces qui inclinent au blâme redoublé ? À ce stade, contentons-nous de dire que la bête ne laisse pas indifférent ; et allons regarder ses lignes de plus près.



[signe d’appartenance]

S’ils conservent une structure de quatorze vers plus ou moins repartis en deux quatrains et deux tercets, les sonnets du recueil sont en rupture avec les codes typographiques habituels : alignement à gauche, pas de majuscules en début de vers, quasi absence de ponctuation et parfois présence de blancs dont on déduit qu’ils symbolisent des coupes prosodiques.

JE VAIS BIENVEILLAMMENT...
je vais bienveillamment entre les blancs silos
d’une campagne saoule et rose    un peu marelle
je suis une roue    elle-même sur vélo
je vais les vignes repenties sous de la grêle

je vais les ruisseaux    les peupliers    leurs kyrielles
musique de mon paysage avec halos
ces blés bottés ce sont sept lieues d’un vallon clos
je vais cadastrement par mes contrées agnelles

bon ciel    émulsion de plumes    de chaux    de mèches
mon enseigne    mon nœud de nuages      niant
les tourbillons de pierres poudres et de moelles

mon ciel gros dos    où jutent trois nuages pêches
laisse-moi m’étendre sous tes yeux oscillants
maintenant      mon bon ciel brasier      laiteux Noël


Des alexandrins où les contraventions aux règles classiques sont légion (je les détaille ici et me cantonnerai ensuite à de brefs recensements chiffrés) :

  • Rimes : schéma différent d’un quatrain à l’autre (abab dans le pemier ; baab dans le second) et inusuel pour les tercets (cde cde) ; non alternance du genre à partir du premier tercet ; la dernière est androgyne (moelles/Noël) et trois sur sept font fi de la liaison supposée (silos/vélo ; niant/oscillants ; moelles/Noël) ;
  • Trois e muets en finale de mots devant consonne (v. 4 repenties sous ; v. 7 lieues d’un ; v. 8 contrées agnelles) ;
  • Deux synérèses irrégulières : kyrielles (v. 5) et émulsion (v. 9) portent normalement une diérèse (kyri-elles ; émulsi-on) ;
  • Césures : trois enjambantes (v. 3, v. 10 et v. 11), une lyrique (v. 13), et deux qui se trouvent au milieu d’un mot (v. 4 re//penties et v. 6 pay//sage).

Ainsi, selon les règles de versification, onze vers sur quatorze sont faux. Un beau score. Des vers que j’appelle « régulibres » (faux vers réguliers).

Sur le plan prosodique, on trouve une majorité d’alexandrins ternaires (4/4/4) et semi-ternaires (5/3/4, 3/5/4, etc.) ; la typographie de certains invite même à les appréhender en 5/7 ou 4/8 (v. 3 et v. 12), voire en 2/6/4 (v. 9), et seuls deux vers (v. 1 et v. 8) sont construits sur l’habituelle symétrie 6/6 avec une césure propre. Outrepasser la règle de la césure pour former un trimètre n’est pas condamnable en soi ; et c’est une qualité que de varier les rythmes de l’alexandrin, à condition d’en avoir le tact et que cela serve le propos et la musicalité du poème, et non de paravent expérimental à des vers inexacts et bringuebalants.

Au lieu de la rondeur et de la fluidité que réclamait le thème (une sorte d’insouciante échappée belle à travers la campagne), on avance sur un vélo à roues carrées, et l’on rencontre (surtout sur la fin, ce qui est d’autant plus dommageable) une prosodie cahoteuse, en nids-de-poule, qui accroît la défiance envers une succession de vignettes parcellaires aux signifiés parfois douteux, quand l’abus d’ellipses et les blancs instaurent une parole télégraphique :

télégraphiste   moi   Roubaud   former poème
mes fragments de tropes   stop   c’est trouble bohème

Qu’il y ait volonté de « faire moderne », c’est évident ; conscience de « faire moche », j’en suis moins sûr, et mettrais plutôt les scories qui entachent bien des vers sur le compte d’une certaine indolence, notamment en raison du petit accroc qui égratigne la bouche-oreille dès le premier alexandrin.
Que le lecteur y substitue parmi à entre, et il constatera une triple amélioration :

  1. Rythmique, par rééquilibrage des accents avec une symétrie de translation (2/4//1/5 devient 2/4//2/4) ;
  2. Phonétique, par suppression d’un [trə] inélégant (entre) et du raboteux [ã] [ã] de part et d’autre de la césure (bienveillamment // entre), avec pour conséquences positives d’adoucir le vers et de créer de nouvelles harmoniques (assonances et allitérations) ;
  3. Sémantique, par l’effet de foisonnement panoramique qu’entraîne le mot « parmi », soutenant bien mieux le sentiment d’espace et de liberté que le mot « entre », plus limitatif, et d’autant moins seyant que les « blancs silos » ne sont pas quantifiés.

Je n’insinue point qu’il soit facile ni même toujours possible de résoudre idéalement le dilemme entre son et sens auquel se confronte tout versificateur, souvent tiraillé entre ces deux pôles et contraint d’opter pour un compromis. Mais lorsqu’un « problème » trouve solution si aisément, ne pas le résoudre signifie qu’il n’a pas été perçu. L’auteur montre par là qu’il compose davantage au boulier et à la scie qu’au diapason et au scalpel, se préoccupe moins d’euphonie que d’arithmétique et porte une faible attention aux détails. Ce premier vers, loin d’être le plus critiquable, présente au moins le mérite de la correction et de l’intelligibilité (qui n’est pas toujours la compréhension immédiate), à la différence d’une majorité de ses frères.

Les v. 2 et 4 sont en fait les seuls auxquels on ne puisse adresser de sérieux reproches !

– le v. 3, en plus de son rythme discutable, imprime une image inadéquatement absurde, à la manière du mauvais surréalisme (association de termes qui confine souvent au pléonasme en poésie) ;
– le v. 5 est plombé par l’ordre dans lequel s’enchaînent les trois groupes nominaux ;
– le v. 6, qui s’ouvre pourtant sur musique, est désaccordé à souhait et ne fait pas sens (avec halos semble ne répondre qu’au besoin de rimer) ;
– le v. 7 passe bien, en dépit de la saccade, mais est fondé sur un jeu de mots gratuit (blés bottés / sept lieues) ;
– le joli contrées agnelles qui ferme le v. 8 est saboté en amont par l’adverbisation du triste terme administratif « cadastre » ;
– être amputé d’un syntagme (de chaux), et retrouver sa diérèse, ferait gagner ampleur et fluidité au v. 9 (→ bon ciel, émulsi-on de plumes et de mèches) ;
– les v. 10 et 11 forment un distique qui ne s’articule ni ne s’entend bien, et leurs nœuds lexicaux confrontent moins aux charmes d’un mystère qu’aux embarras d’un verrou ;
– le v. 12 contient une image appréciable, mais encombre la bouche de ridicule, initiant un tercet final à la musique d’autant plus crispante qu’on le rythmera tel que le prescrivent les emplâtres posés par l’auteur.

Le tout présente un cruel défaut d’harmonie. Aux fausses notes et croquis évasifs de vers qui localement froissent l’oreille et déçoivent l’imagination, s’ajoute un défaut de cohérence globale. Durant toute la « promenade » défilent des références à la saison estivale (rose, vignes, grêle, blés bottés, pêches, ciel brasier), et, patatras ! elle s’achève sur laiteux Noël ! Dernier mot qui n’éclaire pas plus le poème que le poème n’éclaire le mot. Surprendre et frapper l’esprit, c’est bien ; il existe cependant deux catégories de surprises : les bonnes et les mauvaises.

Un sonnet truffé d’irrégularités formelles, aux rouages « rhétorico-sonores » mal huilés, qui souffre mal ce que Paul Valéry nomme « le retour de l’intellect ». Un poème dysfonctionnel qui ne chante ni ne peint ni ne pense juste, auquel il manque à peu près tout pour emporter l’adhésion d’un esthète sourcilleux.

JE SUIS MORT
« je suis mort, je crains les voix, la joie, je m’abats
sans cesse sur les rêves, mes ongles de mort
poussent s’enfoncent je commande un automne mort
et la huitième fenêtre noire rabat
cette odeur qu’Ils voulaient dissoudre dans la nuit
mon élément, mon bien, moi, ma figure bleue
je ferme la porte en pleurant, je dis adieu
et toi, mon frère, sans savoir ! mais tu n’oublies

jamais, jamais plus, tu hurles mais ça, l’Allée
des Marronniers aux Fleurs Doubles c’est n’est-ce pas
c’est moi si peu ! je pâlis le temps m’est volé

je deviens une sorte de silence dans
les jours je voyage et je nage je suis un pas
puis une pierre, un cri dans la chaleur, strident »

Dix alexandrins régulibres sur quatorze :

  • Rimes : non-alternance du genre ; trois androgynes (v. 7, v. 8, v. 11) ; trois liaisons supposées (v. 4, v. 8, v. 14) ;
  • Un e muet devant consonne (v. 1) ;
  • Césures : deux enjambantes (v. 2, v. 12), une au milieu d’un mot (v. 4) ;

Le lecteur concentré me signalera que deux vers manquent au bilan. C’est que je souhaite l’instruire du pire cas de « régulibrisme » qui soit :

  • Les vers 3 et 13 font treize syllabes si l’on en prononce bien tous les e devant consonne.

En qualité d’élément prosodique fondamental qui distingue l’élocution poétique de celle de la prose et du langage courant, cette règle doit demeurer la plus inaliénable de toutes. AUCUN des plus illustres poètes ne s’en est JAMAIS départi dès lors qu’elle fut posée. Sa violation est presque toujours un stigmate d’amateurisme ou d’insuffisance, et peut de surcroît engendrer un vers qui laisse dans l’incapacité de savoir quelle musique le compositeur a voulu faire entendre, comme ici dans le v. 3 :

poussent s’enfoncent je commande un automne mort


Rien ne permet de déterminer lequel des trois e doit subir l’apocope, soit comment le vers doit se lire et se dire : sa ligne rythmico-mélodique est indéchiffrable, comme une mesure erronée dans une partition.

Désinvolture formelle mise à part, ce poème est, à l’instar du précédent, porteur de nombreux vers dysfonctionnels, tant en matière d’intellection (un kaléïdoscope de mots déconnectés entre eux qui se présentent à l’œil-esprit comme les morceaux d’un puzzle tronqué) que de musicalité (les v. 4 et 12 sont informes à souhait), et ce, encore une fois, spécialement sur la fin. Quel poète s’accommoderait d’une aussi vilaine tournure que « […] c’est n’est-ce pas / c’est moi si peu ! […] » et d’un ultime tercet où l’enchaînement des images est aussi saugrenu ?

JE DIS...
je dis (je nuit aussi, bois)     vous
dans la lumière     cidre d’hiers
enjambant les cieux    je     derrière
ce mica    je dis    bien sûr    pou

rpre demeure d’un arbre     de sous
ce mûrier    vous     myrrhelaie lor
douce bée lor    je     moi encore
cherchant par l’avenir gris     sou

levant vitres    je     vous fumée vous
dis   lor   lor   dis-je     dans ce coude
i-mmi-nent    le nuage dorsal

va     dauphin va     d’eau rouge dis-je
changer bouger jamais vous     mal
j’ai mal de vous ma lore lije

Des octosyllabes régulibres :

  • Rimes : non-alternance du genre et non-respect de la liaison supposée tout du long, hormis pour les quatre derniers vers ; une fausse rime (v. 11) et trois rimes androgynes (v. 3, v. 7 et v.11), même si les deux premiers quatrains sont construits peu ou prou sur un schéma identique ;
  • Trois e muets devant consonne (v. 5, v. 6 et v. 9) ;
  • Trois vers de neuf syllabes si l’on en prononce comme il sied tous les e devant consonne (v.5, v. 9 et v. 12).

J’affirme sans réserve ni justification que ce poème est une condamnable fumisterie. Ne s’en offusqueront que des « nihilocrates », adorateurs du vide et du chaos. Les mêmes qui feignent s’extasier à l’écoute du Quatuor à cordes avec hélicoptères de Stockhausen ou devant Chapter de Ryman, se flattant d’être à la pointe d’un progrès intellectuel auquel être réfractaire serait signe de fruste conservatisme ; quand les esprits véritablement exigeants (et les moins suggestibles) s’épouvantent d’un art sophistique d’autant plus pénible et néfaste qu’il se revendique de l’intelligence supérieure et tient la misère sensible pour summum du raffinement.

Afin de légitimer telle gabegie, d’aucuns auront, sinon la malignité, au moins la maladresse d’avancer reconnaître en ce poème et les deux précédents une démarche d’essence mallarméenne. Enfumage ou méprise, l’avanie infligée à la mémoire d’un prince des poètes serait triple :
1) comme toujours chez les plus grands, les œuvres de Mallarmé sont des modèles d’exactitude et de pureté formelles ;
2) ses vers témoignent d’un sens aigu du rythme et de l’harmonie, et peu de versificateurs atteignent à la fluidité musicale avec une telle constance ;
3) en dépit d’un hermétisme et d’une syntaxe qui peuvent verser dans l’afféterie, en maints endroits se déploient de puissantes périodes et des images saisissantes.

Tout le contraire de ce qu’on a jusqu’alors pu observer chez Roubaud. Après, libre à chacun de confondre gracieuses envolées et virevoltes maladives, comme si toute créature troublant le ciel poétique était d’envergure comparable, déclenchait un même sentiment d’élévation. Comme si la plume d’un séraphin valait celle d’un pigeon de paris ; la silhouette d’un ange légendaire, l’ombre d’un oiseau de malheur. Libre à chacun d’être dupe ou de se réjouir de calamités.



La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur des humains

Exception faite des trois dernières syllabes (« des humains » à la place « d’un mortel »), ce titre est une citation de Baudelaire, à savoir le second hémistiche du vers 7 et le vers 8 du poème Le Cygne, dédié à Victor Hugo et situé dans la section « Tableaux parisiens » des Fleurs du Mal. Difficile de croire l’auteur inconscient de suggérer par là une (présomptueuse) filiation directe : le recueil a Paris pour théâtre ; Sonnet I , le domaine du Louvre pour localisation — à l’instar du susnommé poème de Baudelaire.

« Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » revendiquait à bon droit le génial dandy, qui en poète-alchimiste parvint à sublimer l’angoisse et la laideur modernes, au point que Victor Hugo le gratifia de « créer un frisson nouveau ». Roubaud, quant à lui, s’est comme adonné à l’opération inverse, ou plutôt à une non-opération : il n’illumine ni n’enrichit presque rien, et des choses vues ne montre guère plus que tout un chacun ne puisse voir. La matière délivrée est essentiellement modique. Un concentré d’égotisme stérile et d’anecdotes triviales. Il en résulte de plats poèmes, où les quelques traits d’esprit consistent le plus souvent en des clins d’œil référencés, des incises didactiques ou des momeries lexicales, par lesquels l’auteur renvoie la désagréable impression de prendre le lecteur à témoin de satisfecit qu’il s’auto-administre (Voyez-vous comme je suis lettré et intime de la Ville Lumière ? N’en demeuré-je pas moins capable de truculente simplicité ? Tout de même, ne suis-je pas un précieux commentateur de la quotidienneté ? Par mon prisme, l’ordinaire n’acquiert-il pas une teinte remarquable ?).
Même en écartant le brouet de prose, de vers libres et d’« oulipitreries » dont semble chargé le gros du recueil, pour ne garder que les sonnets régulibres (plus digestes et moins fautifs qu’auparavant), bien rares sont les lignes renfermant quelque sel poétique. Raretés que je laisse ici le soin au lecteur de repérer, sachant que je lui sers le nectar de ce qui est déjà censé être la fleur du recueil.

S’il en est pouvant tomber de Baudelaire en Roubaud sans se sentir l’âme et le cœur anémiés, eh bien ! je les plains plus que je ne les blâme, car je n’éprouve que pitié face au handicap, soit-il sensible ou spirituel. Qu’ils sachent cependant m’être moins chère leur opinion sur la poésie que celle d’un aveugle sur la peinture.

SONNET I
     Une amoureuse à la grande poste du Louvre
Pousse fébrilement sa lettre dans la boîte
Ses doigts sont tout tremblants, des mains la paume est moite
Elle rougit de hâte et d’angoisse et de trouble
     Mais voilà que ma curiosité redouble
Quand je vois qu’un jeune homme aux cheveux de poètes *
L’attend sur le trottoir mangeant des cacahuètes
Qu’il saisit dans un sac et qu’une à une il ouvre

     Elle pousse un soupir dans le soir. C’est dimanche,
Un long dimanche d’août quand la chaleur étanche
Tient la ville et mon cœur inerte dans sa poigne.
     Ai-je bien déchiffré cette séquence ombreuse ?
L’interprétation, certes, en est douteuse ;
La jolie rousse au bras de son amant(?) s’éloigne.

* Mi-Rimbaud, mi-Baudelaire

SONNET III
     « Cet après-midi là je fus rue de Bretagne
J’ai repensé souvent à cet après-midi »
J’entrai au prisunic où je pris un Caddy
J’y chargeai des sablés, du cidre de Mortagne
     (Mettons). Les gros marchés sont des lieux de cocagne
On y trouve de tout le beurre et le candy
Le marshmallow vert tendre et le dessous hardi
Pour dames ou messieurs le parfum ou le pagne
     C’était un jour banal d’une époque banale
Il ne s’y passa rien qui mérite mention
Aucun événement à mettre en une annale
     C’était un jour de juin sans complicati-on
Et si je m’en souviens c’est que soudain ces vers
D’Aragon me retraversèrent l’esprit.
SONNET IX : RUE ROSSINI
La rue Rossini coude et la soucoupe est verte
Où gît déchiré le ticket de mon café
Crème. Le ciel de juin gribouille est en reflet
Détrempé dans la vitre d’une chambre ouverte

Au-dessus du magasin d’antiquités. Certes
L’air étant doux, le matin calme, je pourrais
Lire, penser, rêver ; je préfère en parfait
Sans-gêne écouter mes voisins, l’oreille traître.

La belle fille brune a dit, levant ses bras
Bruns, nus, aux creux fournis de touffes à promesses
« Mais je suis un humain, je ne suis pas un chat ! »

Son interlocuteur en semble assez perplexe
(Les conversations ont textes et sous-textes) :
« Tu devrais dire “chatte” ». Elle ne répond pas.

Je me dispenserai ici d’autopsies minutieuses et d’égrener les diverses lacunes (vers faux, musique négligée, vocables inopportuns, fautes de goût, etc.) Il m’importe tout de même d’attirer l’attention sur un phénomène notable : les vers Roubaldiens convainquent d’autant plus vite de leur fadeur qu’ils se rendent davantage comestibles.


Churchill 40 et autres sonnets de voyage

Comme en informe le titre, ici, que des sonnets. Hormis pour le premier, puisque sa présence découle de mon engagement à le retenir automatiquement, j’éclaire sous chacun des trois autres ce qui a motivé leur sélection.

L'AVION →
Croise de petits nuages blancs sans horaire
de petits plissements d’eau scintillent vers une
langue de sable bifide séparant une
eau terrestre vert trouble encore gelée. Dimanche

matin. Delta express. 7C. Boston to
Philadelphia.
Les nuages émigrent vers
le nord. Ce n’est pas à cause de leur couleur
(ils sont blancs) mais un vent habituel les pousse

J’observe qu’ils évitent avec soin la mer
Une île enferme un étang qui enferme une île
dans une poêlée d’eau très bleu sombre au soleil.

Le soleil varie des bleus : bleu du ciel : faible.
Bleu large de mer, contenu ; bleu-gris brumeux,
Loin. Maintenant. La côte s’éloigne et la vue

enfonce le coton flou d’une turbulence.

Mayday ! Mayday ! À peine embarqué dans cette nouvelle aventure, je redoute le crash, tant notre pilote de « lignes » se complaît aux acrobaties interlopes en rase-motte poétique ; tout ce qui précède le vers final, seul à ouvrir un semblant d’échappatoire aérienne, n’est qu’horizon accidenté.

UN SONNET
— Un sonnet, c’est un objet d’art ? — De plus en plus.
— Penses-tu le sonnet comme une installation
De lettres et de blancs ? — Sans doute. L’émotion
Est dans la présentation sur la page lue

En mémoire. — Un sonnet serait émotionnel ?
— Oui. Ses divisions l’imposent. Mais aucun vers
N’a d’émotion.
J’en ai assez dit sur le verre
Mi-vide mi-plein de réel et d’irréel

Du sonnet.      Any questions ?      — Et si je te dis
GEL ? — Je tais.      — Lumière ? — Je réponds : mercredi.
Quand j’ai mis lumière en sonnet je me sens bien,

Paisible, enveloppé d’oiseaux et d’un rectangle
Compact. — Proportions ? — Quatorze sur douze. Bien
Plus à l’aise que dans la compagnie des anges.


Sonnet sur le sonnet : si la mise en abyme
Est creuse comme un crâne enflé d’absurde ego,
Roubaud interrogeant Roubaud, doublant l’écho,
Nous enseigne pourquoi son vers au néant rime.

Suggérer que la mise en page et les dimensions d’un sonnet — qu’importe sa pulpe — en font toute la valeur sensible ressortit à l’inconséquence ou à la finasserie. Entériner le propos, et étendre sa logique, enjoindrait par exemple à s’émouvoir mêmement du charme : de quiconque possède un squelette symétrique, de tout thème musical arborant trente-deux mesures structurées en AABA, ou encore de chaque tableau s’inscrivant dans un rectangle d’or… Le désir esthétique serait comme décharné ; l’idée même de composition, abolie ; tout regard critique, captif d’un stupide relativisme. Roubaud n’étant pas stupide, bien que n’incline pas à lui prêter une grande clairvoyance de prendre à ce point le lecteur pour un gobe-mouche, j’y vois plutôt une manœuvre délusoire. Les vers peuvent être aussi mauvais que faux, s’il y en a quatorze de longueur égale organisés en sonnet, c’est un objet d’art émotionnel. L’image du sonnet fait l’art et consacre le poète, et ne compte pour rien ce qu’en images le poète fait du sonnet et y consacre d’art ; un sonnet est « beau » parce que c’est un sonnet… Mais peut-être est-il sincèrement convaincu de sa calembredaine.


La poésie de notre vitrificateur étant régulièrement décevante de superficialité, je ne m’étonne pas outre mesure du rapprochement dépoli entre vers et verre. En revanche, « Quand j’ai mis lumière en sonnet je me sens bien » m’interpelle en ce qu’il renforce ma suspicion d’un Roubaud se livrant impudiquement à l’art-thérapie, sans remords ni complexe à révéler au lectorat que le jeu poétique lui sert avant tout de palliatif ; que la poésie n’a d’éclairage utile qu’à le mettre en scène, et qu’elle a moins pour dessein de faire voir que d’être vue.

« Bien plus à l’aise que dans la compagnie des anges. » Avec une plume aussi pesante, quoi de moins imprévisible ?

LES CONTRAINTES
Compositeur sous contraintes. Tel
Tu te présentes. Mathématique ?
Un peu, longtemps, autrefois. Et mal.
— Contraindre y est évident. Euclide

Oblige. Mais poésie ? pourquoi
Ces entraves bizarres de formes,
De mètres, ces privations de lettres,
Ou ces mouvements tournant de rimes,

Rime quoi ? (dis-tu). (« tu », aussi « moi »)
C’est comme ça. Ou bien, je dirai
Qu’une contrainte entrouvre un monde

Possible de langue. Que là, je
Tiens une clef du passé. — Fiable ?
— Non. Incertaine. Mais mienne. Mienne.


Les nefs de mots deviennent cercueils
Où nous entraîne, en sirène sombre,
Une voix sourde à voguer sur nombre
D’accents heurtés comme autant d’écueils.

L’onde à l’oreille aisément plaisante
N’émerge pas d’un vers fracassé ;
Lorsque son flot est mal cadencé,
L’art fait naufrage et l’esprit déchante.


Même difficile à comprendre, un poème doit toujours se bien faire entendre.

J’ai jusque-là fait abstraction des sonnets en vers impairs de longueur conséquente (plus de huit syllabes), mais j’informe en avoir déjà croisé dans [signe d’appartenance], notamment de seize ou dix-sept syllabes (énième incongruité), ou, comme dans ce recueil, de onze syllabes (hendécasyllabes). Ils partagent tous, par défaut de cadencement, d’être gourds et tintamarresques, soit inaudibles et immémorables. Celui-ci l’est tout autant, mais le choix du mètre comme le sujet traité (dans la veine d’Un Sonnet) me le rendent particulièrement « attrayant ».

L’ennéasyllabe (neuf syllabes) est un mètre rare. L’exemple le plus fameux de son emploi est Art poétique, de Verlaine, qui s’ouvre sur : « De la musique avant toute chose ». À l’inverse de ce qu’un béotien supposerait, c’est bien Verlaine qui aura composé sous contraintes et relevé avec brio de nombreux défis formels ; et non Roubaud, qui jamais ne manie l’instrument-vers avec justesse et dextérité, et qui, malgré le titre, en piétine une à une les règles d’usage, jusqu’à la régularité métrique même, puisque le v. 11 est un octosyllabe. C’est que son approche, celle d’un rimailleur jouant à Des chiffres et des lettres, élude en fait les objectifs et difficultés premiers de la versification : augmenter les charges signifiante et musicale du Verbe dans l’observance de conventions esthétiques communes. N’ayant pas les moyens de cette ambition, il ripoline sa terne imagination de simulacres d’originalité, et par la multiplication d’expédients mathématiques compte soustraire à la vue son impuissance à résoudre les véritables équations du vers.

Pourquoi, en vers faux et boiteux, se proclamer compositeur et faire l’éloge de contraintes dont en pratique on ne prouve nulle part s’être rendu maître et avoir brillamment exploité les vertus ?
Roubaud ne réaffirme-t-il ses prétentions que mu par le besoin d’asseoir in abstracto une légitimité que lui dénient ses vers ?

Quant à cette clef du passé qu’il prétend tenir et être sienne, là aussi se pose la question de savoir s’il est victime de la méthode Coué ou s’il tente d’abuser le chaland. La seule chose fiable et certaine est que crocheter son crâne mettrait au jour un trésor de farces et attrapes intellectuelles.

LE BANC
J’aurais un banc avec mon nom. Mais Russell square
Nonobstant son voisinage pour logicien
(Herbrand, Montague streets) ne me paraît pas bien
Protégé contre les coups de quelque arbitraire
London Council (le banc de Mrs Anstruther
Jane, érigé « to her memory, by her friends »
N’est plus, où je lisais le Times, avant d’atteindre
The British Library’s Reading Room). Donc, que faire ?
Comme Frank Venaille acheter à Kew Gdns
Un emplacement, s’il en est de disponibles,
Sous un grand hêtre où habitent des écureuils
Je voudrais, de mon vivant m’y asseoir, la Bible
      Du Roi James sur mes genoux, pieds dans les feuilles
      Lire : que tout est vain. Et puis : que tout est vain.

C’est à la fois le dernier sonnet de la section et l’échantillon censé valoriser Churchill 40 dans le catalogue en ligne de Gallimard. Ultime ou premier contact avec l’ouvrage, la pièce en synthétise tous les travers, et nous avertit qu’il serait tout à fait vain de débourser 16,75 € à l’acquisition d’un recueil de sonnets ne sonnant que dans l’acception assommante du terme.


Octogone

VITEZ
Cheveux noirs, regard brun, traits coupés au couteau
Le sourire du chat, ne montrant pas ses dents
Pas de chaleur, pas d’émotion, ombre portée
Double, à grand froid, comme un rasoir sifflant l’espace.

Janséniste baroque et modeste d’orgueil,
À cinquante ans ! jouant Faust nu, diogénique
Sort d’une malle, étonne, choque, puis convainc
Occupant le plateau investi de son pas.

Tenant les vers immensément serrés, distincts,
Médités (de Maïakovski contre Aragon)
Rafales de la voix et diction de l’esprit.

Tout d’intellect, insensuel, insaisissable
Il savait ne laisser personne indifférent
Au total un génie étrange, saisissant.

Un sonnet à la musique tolérable, mais sans rimes ni grande résonance ; son allure de liste descriptive n’aidant pas à créer de ces modulations qui mettent l’âme en mouvement. Excepté les v. 2 et 4 (les seuls à faire spécialement image), ce n’est guère plus qu’un portrait de cour à la peinture au miel, dont la touche finale accable par sa lécheuse platitude.

À défaut de génie et d’un admirable doigté poétiques, Roubaud aura toujours eu de l’entregent et le sens du faire-valoir. Sous couvert d’hommages ou de témoignages, il aime à rappeler, comme on étalerait des preuves d’agrément, sa proximité avec de notables figures culturelles — les gratifiant à travers son œuvre de sourires et de caresses qui, en dépit de leur vanité littéraire, assurent de ces connivences mondaines fort utiles à l’entretien d’une carrière, et par suite à l’assise d’une réputation (par exemple de grand poète) dont examiner le bien-fondé in texto n’effleurera même plus l’esprit du milieu, une fois celle-ci cautionnée par quelques agents d’influence.

De succinctes recherches, à partir des seuls noms propres du poème, suffisent ici à dessiner un réseau :
→ Antoine Vitez, poète, acteur et metteur en scène avant-gardiste, nommé directeur du Théâtre de Chaillot à l’élection de Mitterrand, puis administrateur de la Comédie Française en 1988, secrétaire particulier d’Aragon de 1960 à 1962, militant communiste jusqu’en 1979, traducteur de Maïakovski.
→ Maïakovski, poète et dramaturge futuriste soviétique, que Staline honora de funérailles nationales et qualifiera de poète de la Révolution, amant tour à tour des sœurs Lili Brik et Elsa Triolet, elle-même célèbre compagne d’Aragon.
→ Aragon, poète surréaliste, résistant, littérateur de renom et militant communiste notoire.
→ Jacques Roubaud, fils des résistants Lucien et Suzanne Roubaud, très précocement patronné par Aragon, membre du Groupe des Jeunes Poètes créé par Elsa Triolet (groupe que venaient visiter Éluard, Tzara, ou encore Queneau), entré au PCF à dix-sept ans, régulier lecteur de poèmes à la Fête de l’Huma dans sa jeunesse, etc.

Je ne suis donc point surpris de voir qu’en 2000, L’Humanité faisait une recension élogieuse de son ouvrage Poésie — branche 4 du Projet, né en 1961 d’un rêve selon lui prémonitoire, comme on en faisait dans l’antiquité (sic : Roubaud affirmant n’avoir jamais rêvé avant et après, quand les techniques d’imagerie cérébrale attestent que tout le monde rêve ; mais Jacques est singulier, voyez-vous…), volume d’une série conçue pour expliquer l’abandon du Projet rêvé, jugé mégalomane (seul un esprit chafouin percevra cette entreprise comme d’autant plus mégalomane), où il raconte finalement sa vie en se défendant d’écrire une autobiographie (…tellement singulier). Un article qui s’achevait sur de la réclame pour une émission de France-Culture, Les Jeudis Littéraires, où notre crabe était invité le jour même et animée par Pascale Casanova — critique littéraire de sensibilité bourdeusienne diplômée de l’EHESS (Roubaud y fut directeur d’études jusqu’en 2001).
J’observe en outre que les diverses branches du Projet, réunies en seul volume de deux mille neuf pages en 2009 (Roubaud a rédigé quatre pages supplémentaires pour arriver à ce nombre symbolique…) sous le titre Le Grand Incendie de Londres, ont toutes été publiées aux éditions du Seuil dans la collection dirigée par Denis Roche, lui-même poète et ancien journaliste-pigiste aux Lettres Françaises — dont Aragon fut le directeur de 1953 à 1972, et propriété de L’Humanité depuis 2004.

Afin d’étayer plus avant mon hypothèse d’un poète gracieusement surestimé en raison d’appuis grégaires et de bienveillances partisanes, j’indique qu’à la sortie de [Signe d’appartenance], Roubaud fut comparé à « un jeune Méphisto du verbe » (à 35 ans!) par Claude Roy (ami de Mitterrand entré au PC en 1943 sous l’impulsion, entre autres, d’Aragon) ; que son ami mathématicien Pierre Lusson, avec qui il collabora à plusieurs reprises, fut l’élève de Suzanne Roubaud (« un merveilleux professeur », selon son appréciation) ; qu’il fut marié à la fille de l’universitaire et agrégé de Lettres Paul Bénichou (camarade de Lucien Roubaud sur les bancs de l’ENS dans les années 1920 et oncle du journaliste Pierre Bénichou).

D’autres connexions analogues pourraient être rapportées, mais cet exposé laisse deviner que les mérites poétiques de Roubaud n’auront pas seuls convaincu Le Monde Diplomatique, Arte, Télérama, Le Centre Pompidou, Médiapart, etc., de le choyer et de le promouvoir.

N.B. : Le lecteur aura compris que cette digression ne vise pas à conspuer les orientations politiques de Roubaud, mais à révéler quel esprit de clan aura biaisé et aveuglé la critique, puisqu’on ne trouve rien dans ses vers qui puissent justifier toutes les ovations reçues.

SOUVENIR DE JEAN TARDIEU
« Je vous ramène » ? dit-il, courtois, sans attendre
Ma réponse, qu’il n’aurait pu saisir, plus sourd
Que le proverbial pot, et moi, sans recours
Devant tant d’amabilité (comment m’y prendre

Pour décliner l’invitation, puisque répondre
Il ne pourrait ?), je me glissai, faisant bon cœur
Contre fortune (regrettant que la minceur
De mes vingt ans ne soit plus qu’un souvenir tendre)

Dans la voiture à peine plus grosse que lui
Et nous voilà partis dans la rue sous la pluie
Épaisse. L’essuie-glace immobile, il parlait,

Tourné vers moi, laissant le moteur nous conduire
À ma porte. Je vis s’éloigner son sourire.
Me saluant de la main, affectueux, muet

Il brûla le feu rouge et disparut.

Sinon à se flatter d’avoir fréquenté de près Jean Tardieu, à quoi sert ce poème d’une confondante inanité ?


Les animaux de tout le monde

Publié en 1983 chez Ramsay, puis chez Seghers Jeunesse, Les animaux de tout le monde fut, à partir de 2004, inscrit sur la liste de référence cycle 3 (CM1, CM2 et 6e) du Ministère de l’Éducation Nationale. Autant je me réjouis que l’entrée ait disparu depuis l’actualisation de 2018, autant je déplore que l’institution pût si longtemps maintenir l’ouvrage en grâce, et continue de le recommander par l’invitation à puiser dans les listes antérieures. Aux professeurs soucieux d’édifier leurs élèves (et non de les divertir), ainsi que de les introduire honorablement à la poésie (et non de leur en donner une image carnavalesque), je conseille, s’ils veulent exploiter les ressources du théâtre animal, de s’en tenir à La Fontaine.
Donner à lire les sonnets « zozologiques » de Roubaud ne devrait servir qu’à une chose : fournir un contre-modèle. En comparant les œuvres du grand fabuliste aux bricoles du petit fariboleur, les bambins pourraient apprendre à distinguer un apprivoiseur de mots d’un braconnier du vers, si ce n’est un homme profond d’un singe savant.

Toutefois, la nature opérant des miracles inattendus, visiter cette ménagerie de la décadence m’aura permis la découverte d’un spécimen rarissime en milieu roubaldien : un poème qui, tout perfectible soit-il, ne défigure pas l’image que l’on se fait communément du genre.

POÈME DU CHAT
Quand on est chat on n’est pas vache
on ne regarde pas passer les trains
en mâchant les pâquerettes avec entrain
on reste derrière ses moustaches
     (quand on est chat, on est chat)

Quand on est chat on n’est pas chien
On ne lèche pas les vilains moches
parce qu’ils ont du sucre plein les poches
on ne brûle pas d’amour pour son prochain
     (quand on est chat, on n’est pas chien)

On passe l’hiver sur le radiateur
à se chauffer doucement la fourrure

Au printemps on monte sur les toits
pour faire taire les sales oiseaux

On est celui qui s’en va tout seul
et pour qui tous les chemins se valent
     (quand on est chat, on est chat)


Bien parler aux enfants n’est pas simuler une parole d’enfant. Être utile à leur développement n’est pas se rapetisser, mais les tirer vers des hauteurs accessibles. Les éveiller à la poésie, c’est leur rendre désirables les jeux sérieux de la littérature, desquels la jouissance n’est pleine que si l’esprit consent à l’effort ; vouloir avant tout les amuser par des malices, complaire à leur immature désir d’immédiateté. Que notre joyeux mirliton se fasse plaisir et s’attire ainsi l’amitié des écoliers, j’en suis certain ; qu’il contribue à leur bien, j’en doute — on sait aujourd’hui quels dommages causent une simplification et une ludification outrancières des supports d’enseignement.

Ce genre de paillasserie n’a pas sa place dans les cours destinés aux élèves ayant passé l’âge de raison, qui méritent mieux que des grimaces littéraires. Aux fêtes d’anniversaire, les clowns de la rime ; à l’étude de la poésie en classe, les poètes consacrés.

POÈME DU PARESSEUX
Quand le paresseux est pressé
on dit qu’il fait jusqu’à 2 à l’heure
mais peut-être qu’on exagère
je n’ai jamais vérifié

Quand le paresseux est amoureux
paraît qu’il ralentit l’allure
mais sa fiancée plus encore
et ils finissent par être heureux

J’aimerais être paresseux
vivre et mourir dans le même arbre
la tête en bas, les pieds aux cieux

Une belle moisissure verdâtre
dans mon pelage, et bien dodu
en mangeant de l’eucalyptus (d’Australie).

Sans tout ignorer des paresseux, même un adulte pourrait être porté à croire qu’il en réside en Australie. Or, on ne trouve cet animal qu’en Amérique du Sud, où nul eucalyptus ne pousse ! Est-ce une bévue involontaire ou Roubaud se moque-t-il d’induire les enfants en erreur au gré de sa fantaisie ? N’importe ! du point de vue pédagogique, ce poème relève de l’attentat.

LE LOMBRIC
(Conseils à un jeune poète de douze ans)

Dans la nuit parfumée aux herbes de Provence
le lombric se réveille et bâille sous le sol
étirant ses anneaux au sein des mottes molles
il les mâche, digère et fore avec conscience

Il travaille, il laboure en vrai lombric de France
comme, avant lui, ses père et grand-père ; son rôle,
il le connaît. Il meurt. La terre prend l’obole
de son corps. Aérée, elle reprend confiance.

Le poète, vois-tu, est comme un ver de terre
il laboure les mots, qui sont comme un grand champ
où les hommes récoltent les denrées langagières ;

mais la terre s’épuise à l’effort incessant !
Sans le pöete lombric et l’air qu’il lui apporte
le monde étoufferait sous les paroles mortes.

Parmi tous ceux que j’ai pu lire (et j’en ai lu des dizaines…), ici l’unique sonnet de Roubaud qui mérite considération. Au moins une fois aura-t-il montré du souffle au-delà de quelques vers, et tout du long s’y développe avec heur une singulière analogie, sans qu’une tumeur rhétorique et de rouilleuses inflexions ne viennent irrémédiablement congestionner l’esprit et agonir l’oreille. Un bon poème, à condition de le lire avec mansuétude ; car, malgré ses qualités sensibles, tel sonnet est impropre à servir de modèle en raison de nombreuses lacunes formelles (genre des rimes, liaison supposée, diérèse), et là encore des plus élémentaires (les v. 11 et 13 font treize syllabes si l’on en traite tous les e caducs de manière régulière). On ne peut donc conclure qu’à la ponctuelle illumination d’un versificateur malhabile, qui semble ici avoir atteint son maximum.


Bilan du voyage

La carte n’est décidément pas le territoire.
Quels clichés rapporté-je après exploration des régions versifiées de la Roubaldie ? Déserts de nombres, forêts de miroirs et montagnes de ridicule, où il faut parcourir bien des chemins caillouteux, supporter bien des turbulences sonores et traverser bien des ruines spirituelles avant d’apercevoir quelque échantillon de poésie — qui ne se manifeste jamais que par éclats trop faibles et trop fugitifs pour que l’âme y trouve matière à s’étoiler ; ou l’intellect, à s’emballer. Déambuler dans ce royaume m’a fait forgé la conviction que le crabe y présidant n’est qu’un bernard-l’hermite cultivant une nature d’emprunt. Ainsi je crois, comme je le subodore depuis mes premières confrontations avec son œuvre, que le caractère métamorphe du Roubaud dissimule une encombrante vérité : à la lumière du vers, il n’a pas grand chose d’un poète. Composer avec goût dans les règles de l’art le fit toujours achopper à d’invincibles obstacles. Ces règles, il les connaît très bien, en théorie ; en pratique, n’a jamais pu les souffrir sans désemparer. Lui manque ce que les plus vastes connaissances, moult diplômes et toutes les spéculations cosmétiques du monde ne peuvent ni enseigner ni supplanter : le sens du vers, c’est-à-dire la compréhension intuitive qui permet d’en faire. Si de la culture, de l’exercice et certaines circonstances sont nécessaires à la pleine expression d’un talent, le talent lui-même ne s’acquiert pas. Jamais d’une graine de pissenlit ne sortira un chêne ou un rosier, en dépit d’une terre, d’un arrosage et d’un ensoleillement optimaux ; pas plus qu’être une bible de l’aéronautique ne confère le statut de pilote de chasse, surtout quand on peine à manœuvrer le moindre Cessna ; car savoir n’est pas faire, et savoir faire est même la seule garantie de savoir réel dans les domaines pratiques, auxquels l’art appartient. Or, quiconque entend les vers et en a déjà produit de convenables décèlera très vite que Roubaud est un versificateur déficient ; que, loin de faire ce qu’il veut, il ne fait que ce qu’il peut — c’est-à-dire bien souvent de mauvais vers.

Certains, parmi lesquels des khâgneux, des normaliens, des artistes, des littérateurs, des critiques, des journalistes, en somme tous ceux qui tiennent (par conditionnement ou par intérêt) Roubaud pour un poète d’élite, se scandaliseront de mon propos. Au mieux, ils pointeront la subjectivité d’une opinion toute marginale qui pèse bien peu face à une large reconnaissance officielle ; au pire, ils m’opposeront le dédain du sachant certifié pour l’ignorant qui s’ignore. À quoi je retorquerai : aux premiers qu’un seul homme peut s’avérer plus clairvoyant qu’une foule psychologique ; aux seconds que leurs titres en disent alors plus long sur leur conformisme intellectuel que sur leur supériorité d’esprit.

Une opinion, aussi argumentée et exemplifiée soit-elle, est toujours niable ou réfutable, j’en conviens ; et elle n’aura jamais force de fait qu’étayée de preuves intangibles. C’est que j’ai mieux que des preuves : des aveux. Des aveux d’impéritie grevés de faisandage.


Les aveux du roublard

Après que parut son Ode à la ligne 29 des autobus parisiens en 2012, — longue pièce en « alexandrins » divisée en six « chants » pour trente-cinq strophes (comme autant de stations), où domine un mélange très roubaldien d’humour potache, de cuistrerie et de prolixité, — il en fit à la bibliothèque Elsa Triolet de Bobigny une lecture captée en vidéo et diffusée sur Youtube.

Je passerai sur les presque trois-quarts d’heure d’une prestation pénible, car l’important est la prise de parole qui précède : deux petites minutes durant lesquelles Roubaud introduit son travail et cause versification. Une séquence aussi limpide que stupéfiante de roublardise. Afin de réprimer tout désir d’absolution chez les jacquophiles et de peut-être parvenir à exorciser les jacquolâtres, un vétilleux décorticage s’impose.

1’22 → 1’30 :
« Y a des choses qui faut dire à propos de c’qu’on entend, et y a aussi des choses qui faut dire à propos de ce que l’on voit quand on a le livre en main. »

·
Que voit-on livre en main et que faut-il en dire ?
Des choses qui me font pencher pour la satire…

Source : typographie et littérature


Que vois-je ? Comme un gourbi avec vue sur terrain vague, auquel les badauds trouveront du cachet parce qu’il y a des rideaux arty aux fenêtres. Voici l’effet que produit sur moi cet arc-en-ciel typographique. Que la chose ait une fonction bien définie (chaque alignement chromatique correspond à une « voix » ou parenthèse du discours) n’empêche pas d’y reconnaître cette poudre aux yeux conceptuelle si chère à l’auteur — un pur artifice qui confine littéralement à l’écran de fumée, puisque sa première conséquence est de parasiter le déchiffrage des vers.
Que dire des vers en eux-mêmes ? Zoomons. Outre, comme à l’habitude, une moelle dérisoire et de tristes dissonances, ils affichent de multiples licences orthographiques — qui n’ont rien de poétiques. À quoi servent-elles ? Eh bien ! pour part à rendre maints vers « faussement justes » :
– on résout tout hiatus grâce à l’ajout d’un h aspiré ;
– on évite une syllabe surnuméraire (L’école était fermé’) ou une rime mal genrée (bébé ~ bouche bé’) en « apocostrophant » des e ;
– on réalise à coup sûr l’alternance et la liaison supposée par des terminaisons fantaisistes (défaux, assé, hélasse…) ;
– on impose la diérèse ou la synérèse (régulière ou non) à travers la présence ou l’absence d’un tiret (instru-it est une fausse diérèse, punition une fausse synérèse) ;
– on marque systématiquement la césure médiane à l’aide d’un blanc, quitte à éventrer un mot et/ou créer une aberration prosodique (dans les vers ternaires et semi-ternaires).

Autrement dit, nombre de ces licences orthographiques stipulent un vers faux en orthographe conventionnelle.

1’31 → 1’34 :
« L’écrit et l’oral, c’est pas exactement la même chose. »

·
Mieux vaut parfois ne rien dire qu’en dire trop peu. Étoffons alors ce truisme d’une remarque qui puisse davantage susciter la réflexion : langue et écriture sont deux réalités distinctes. Diverses écritures peuvent consigner une même langue (ce que font par exemple l’alphabet, le linéaire B et le syllabaire chypriote classique pour le grec ancien) ; une même écriture peut transcrire plusieurs langues (ce que fait l’alphabet pour des centaines d’entre elles).
La poésie oscille entre ses deux réalités. Si l’origine et la finalité de la poésie sont vocales et auditives, l’écriture en régule la composition et la prosodie, au sens le plus musical des termes — ce particulièrement dans notre langue, où la conformité visuelle du vers comme sa bonne syllabation sont inséparables de l’orthographe et même de l’étymologie, tandis que les limites métriques viennent parfois rompre avec notre habituel accent tonique découpant l’énoncé en unité de sens (accent dit « démarcatif »). Une page de poésie versifiée a quelque chose qui tient de la partition, en ce qu’elle apporte toutes les informations nécessaires à une correcte interprétation rythmico-mélodique des signes. En français, même les règles relatives à la rime qui ont fini par ne plus s’adresser qu’à l’œil (alternance des genres et liaison supposée) sont en fait des reliquats de la tradition chansonnière.

N.B. : une complète « phonétisation » de l’orthographe française, comme l’appellent de leur vœux quelques militants aux velléités révolutionnaires mal réfléchies, serait, en plus d’une réforme qui créerait plus de problèmes socio-éducatifs qu’elle n’en résoudrait, une ruine du legs poétique millénaire.

1’35 → 1’46 :
« Donc, mon poème est composé en alexandrins classiques. Les vers de Corneille, de Racine, de Baudelaire. Voilà, bon. »

·
Voilà, bon. Vu ce qui a déjà été montré, qualifier tels alexandrins de « classiques » et les assimiler à ceux de Corneille, Racine et Baudelaire est assez outrageant. Quels termes caractérisent un individu qui vend du plomb pour de l’or, du faux pour du vrai ? Comment appelle-t-on un homme qui s’attribue une valeur très excessive ?

1’47 → 2’07 :
« Mais, ces vers-là, faire des alexandrins classiques rimés deux par deux, les conditions, ç’a l’air tout à fait couler de source quand vous lisez Phèdre ou Le Tartuffe (hein, vous l’entendez), c’est, en fait, assez difficile. Il faut… euh… c’est assez difficile. »

·
Malheureusement, une incommensurable majorité des lecteurs ne sachant même plus prononcer ces « vers-là » (réguliers, les seuls qui soient vraiment des vers), ils ne risquent pas d’entendre ce qui coulera d’autant moins de source que bien rares sont les déclamations exemptes de frelatages prosodiques — au demeurant comme celle de Roubaud et de son acolyte, — et que trop de professeurs font montre d’une alarmante incompétence en matière de versification — comme en attestent maints cours en ligne plus ou moins émaillé d’âneries.
Cependant, même mal éduqué aux subtilités du vers, j’ose croire que personne, hormis des hallucinés, n’ira déduire des alexandrins de Phèdre et du Tartuffe qu’il est facile d’en faire, au lieu de comprendre qu’en donner l’apparence finale, malgré l’évidente rigueur des conditions d’exécution, réclame talent et travail en amont, voire du génie lorsqu’il y a grand art.

2’08 → 2’15 :
« […] en particulier, les mots ne se placent pas facilement dans un alexandrin ; y a des mots qu’on arrive pas à placer. »

·
Drôle de manière de présenter les choses. Mais soit. Passons.

2’15 → 2’31 :
« Puis y a des choses qui faut pas faire. Y faut pas faire ce qu’on appelle des hiatus ; y faut pas franchir inconsidérément le milieu du vers parce qu’il y a ce qu’on appelle une césure ; y a toutes ces choses-là qui n’ont l’air de rien quand on lit les grands classiques. »

·
Son langage corporel est ici révélateur d’un conflit interne avec les règles de versification. Leur moindre évocation déclenche une pantomime réflexe. Qu’il dise hiatus et césure, et le Roubaud s’aggrave, se crispe, gesticule, fronce les sourcils, grimace, se rétracte, enfonce la tête dans les épaules ; l’inconfort et la contrariété le gagnent, comme s’il sentait devoir se défendre de quelque chose…

Sinon, chaque fois qu’il m’est arrivé d’énumérer les contraintes auxquelles la versification « classique » impose de se plier, jamais la réaction de mon interlocuteur fut de conclure que ç’avait l’air de rien. Bien au contraire, les grands poètes lui apparurent encore plus grands.

2’32 → 2’33 :
« Ils faisaient ça très facilement… »

·

Commençons de défaire ce mensonge (qui prépare à l’acceptation d’une tromperie subséquente) en compulsant De la versification française – préceptes et exercices à l’usage des élèves de rhétorique, publié en 1865 par Henri-Louis Billet, alors directeur de Saint-Barthélémy à Noyon. Qu’y apprend-on ? Notamment ceci :

« Boileau employait une journée entière pour faire une dizaine de vers. Il lui fallut onze mois pour composer la Satire XII, et trois ans pour la corriger. Racine remerciait Boileau de lui avoir appris à faire difficilement des vers faciles. »

Le même Boileau auteur d’un Art poétique de référence où l’on trouve ces quatre vers devenus célèbres :

Hâtez-vous lentement ; et sans perdre courage,
Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage :
Polissez-le sans cesse et le repolissez ;
Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.


Ci-dessous un extrait de son épître À mon jardinier :

Approche donc, et viens : qu’un paresseux t’apprenne,
Antoine, ce que c’est que fatigue et que peine.
L’homme ici-bas, toujours inquiet et gêné,
Est, dans le repos même, au travail condamné.
La fatigue l’y suit. C’est en vain qu’aux poètes
Les neuf trompeuses soeurs dans leurs douces retraites
Promettent du repos sous leurs ombrages frais :
Dans ces tranquilles bois pour eux plantés exprès,
La cadence aussitôt, la rime, la césure,
La riche expression, la nombreuse mesure,
Sorcières dont l’amour sait d’abord les charmer,
De fatigues sans fin viennent les consumer.
Sans cesse poursuivant ces fugitives fées,
On voit sous les lauriers haleter les Orphées.


Deux cents ans plus tard, dans Épilogue, pièce finale des Poèmes Saturniens, Verlaine, après avoir taxé d’immaturité le recours à la seule inspiration, nous chante :

Ce qu’il nous faut à nous, les Suprêmes Poëtes
Qui vénérons les Dieux et qui n’y croyons pas,
À nous dont nul rayon n’auréola les têtes,
Dont nulle Béatrix n’a dirigé les pas,

À nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement,
À nous qu’on ne voit point les soirs aller par groupes
Harmonieux au bord des lacs et nous pâmant,

Ce qu’il nous faut, à nous, c’est, aux lueurs des lampes,
La science conquise et le sommeil dompté,
C’est le front dans les mains du vieux Faust des estampes,
C’est l’Obstination et c’est la Volonté !

C’est la Volonté sainte, absolue, éternelle,
Cramponnée au projet comme un noble condor
Aux flancs fumants de peur d’un buffle, et d’un coup d’aile
Emportant son trophée à travers les cieux d’or !

Ce qu’il nous faut à nous, c’est l’étude sans trêve,
C’est l’effort inouï, le combat nonpareil,
C’est la nuit, l’âpre nuit du travail, d’où se lève
Lentement, lentement, l’Œuvre, ainsi qu’un soleil !


La jeune Parque aura coûté plusieurs années à Valéry ; Le cimetière marin, « un très long travail ». Chez Mallarmé, l’ardeur à la tâche est inouïe, comme en informent les premières versions de poèmes aboutis vingt-cinq ans plus tard, après de notables réécritures. Racine n’enfantait pas plus une grande tragédie par mois que Rimbaud un chef-d’œuvre par jour. Baudelaire n’a publié qu’un seul recueil de toute sa vie, et il apposait encore des corrections sur les épreuves de l’éditeur. Tous les vers de Villon et de Nerval réunis tiendraient sur deux-cent-cinquante pages… Même Hugo, incontestablement le plus surdoué des poètes français, s’est pendant plus de soixante ans presque quotidiennement astreint au travail du vers de sept heures à midi. Ce qui explique en partie sa débordante fécondité et son incomparable technique, car, sans un profond labeur soutenu, le génie créatif demeure à l’état larvaire. La chenille doit longtemps ramper et beaucoup mâcher de feuilles avant de papillonner emmi les fleurs et d’en récolter le nectar. Toutefois, certaines larves ressemblant à celles de papillons sont en fait de fausses-chenilles qui donneront un hyménoptère entomophage parasitoïde…

Les plus brillants d’entre les versificateurs nous affirment par leurs œuvres, leurs commentaires et leurs brouillons qu’il n’a jamais été facile de composer des poèmes exactement bons, voire beaux — car s’il s’agit d’exprimer des modicités en vers propres, à quoi Roubaud ne parvient même pas, en effet, avec un peu d’entraînement, ce n’est pas très compliqué.

Notre roublard mélange les difficultés intrinsèques du vers et avoir plus ou moins de facilités intrinsèques à composer avec et à les sublimer. Il travaille à créer une confusion, à poser un leurre dont on va comprendre immédiatement la fonction.

2’34 → 2’39 :
« …mais pour un auteur du XXe siècle, c’est beaucoup plus difficile. »

·
L’oxygène s’est-il raréfié ? La mer s’est-elle changée en boue ? La lune a-t-elle fondu ? Les extra-terrestres nous ont-ils envahis et convertis à la religion neptunienne ? Quelle terrible malédiction s’est abattue sur les berceaux à partir de 1901 ? Dieu a-t-il cruellement acté la mort du vers dans les cerveaux à naître ? En quoi le XXe siècle serait-il responsable de ses embarras versificatoires ? Même en admettant un contexte moins propice à la poésie « traditionnelle », ne fut-il pas beaucoup mieux loti que d’autres pour éployer d’éventuels dons en la matière ? Né en 1932 d’un couple d’agrégés normaliens (ce qui est exceptionnel à l’époque), donc baigné de haute culture, initié très jeune à la poésie avec un accès privilégié aux milieux intellectuels et artistiques, jouissant d’une éducation nationale performante et d’être poussé aux études supérieures, quand la société de consommation et de divertissement ne faisait encore que balbutier (loin d’être aussi corruptrice et débilitante qu’elle le deviendra), Roubaud a bénéficié d’un environnement très favorable au plein développement de son potentiel. Aussi, quid de ce potentiel ? Alors que je pourrais exposer le cas d’un natif des années 1980 (bachelier autodidacte venu au vers à plus de trente ans par hasard et par jeu sans connaissance préalable) à qui moins d’un an de besogne fut nécessaire à produire des résultats déjà plus exacts et chatoyants que ceux de Roubaud après une vie d’exercice, comment expliquer, sinon par une impuissance toute personnelle, que, passé quatre-vingts ans, ce dernier confesse en filigrane n’avoir jamais réussi à bien faire ce qu’il a désiré le mieux faire ? N’est-ce pas symptomatique de déni maladif, un tantinet charlatanesque et quelque chose noirement narcissique que d’en imputer la faute au monde, servir telle délusion au public et se mignoter ainsi l’ego ? A-t-on déjà vu plaidoirie plus grotesquement fallacieuse ? Soit il déprise ouvertement l’intelligence du public (après tout, ç’a plutôt bien marché jusque-là), soit il a réellement foi en sa qualité d’étalon de mesure universel, et ça relève du psychiatrique.

Ses difficultés premières ne proviennent pas du XXe siècle, de l’extérieur, mais, comme le trahit à nouveau sa gestuelle, essentiellement de l’intérieur, de lui. Le principal handicap dont il a pâti face au vers n’est pas conjoncturel : il est ontologique.

Rouvrons alors l’ouvrage d’Henri-Louis Billet cité plus haut, et, du deuxième conseil qu’il livre à ses élèves, tirons en silence les conclusions qui s’imposent :

2’40 → 3’03 :
« Et, bon !… Alors, confronté à cette difficulté, au bout d’un moment, je me suis dit : “Qui est-ce qui commande ? Est-ce le vers ou moi ?” Alors donc, quand les mots n’allaient pas, je les ai un peu… je leur ai fait un peu violence. Et, donc, vous entendrez des choses relativement étranges. Ça vaut aussi pour l’aspect visuel… »

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Pouêt ! Sublime cocasserie dans la bouche d’un oulipien en chef dont la thèse de doctorat touche directement à la poésie classique ! On a donc un spécialiste du vers et farouche défenseur de l’écriture à contraintes qui, à la suite d’une farce manipulatoire, reconnaît son éternelle défaite face aux contraintes de la versification et s’être résolu à déformer arbitrairement la langue pour simuler la perfection formelle. Ça n’a aucun sens, hormis celui, n’en déplaise à ses laudateurs, d’une imposture ; car, cette perfection, faut-il le souligner, tous les poètes dignes de ce nom, même secondaires et plus ou moins destinés à l’oubli, ont toujours su y atteindre sans tricher depuis des siècles.

N’est-il pas inepte et délétère d’appeler « grand poète » et d’élever au Goncourt de la poésie un auteur qui ne peut ni servir de maître-modèle, ni même prétendre au statut d’artisan dans son domaine (censément) de prédilection ? « Compositeur de génie », celui qui admet ne pouvoir jouer deux mesures sans fausses notes sur son instrument de base et à qui le sens du rythme fait relativement défaut, vraiment ? Quel genre d’aliéné, de crédule ou de tartuffe perçoit toutes ses inconséquentes jongleries numérico-verbales comme une marque de virtuosité poétique ? Comment ne pas y voir le camouflage graphomaniaque de son absence fondamentale ? D’autant plus fondamentale qu’une fois expurgés la confiture culturelle, les arlequinades, l’anecdotisme, l’égomanie, les non-images et les cacophonies, il subsiste bien peu de vers appréciables. Entre un sur vingt et un sur cinquante, selon le maillage du filtre d’exigence. Appellerait-on grand attaquant un avant-centre qui met trois buts par saison, alors même qu’il s’autorise à jouer avec les mains et demande qu’on l’en absolve au prétexte qu’il est né sagittaire deuxième décan ?

À travers cette éloquente clownerie, il faut bien conscientiser une chose : ce que fait Roubaud est à la portée de tout versificateur respectable, mais l’inverse n’est pas vrai ; et, comme l’a fort bien exprimé l’un de nos plus remarquables poètes, singulier génie des Lettres dont la majorité de l’œuvre date d’ailleurs du XXe siècle :

Est poète celui auquel la difficulté inhérente au vers donne des idées — ne l’est pas celui auquel elle les retire.

Paul Valéry, Poésie, Cahiers, 1919.


Péroraison

Déjà l’expression « vers compté-rimé traditionnel » et la notion de comptage (un leitmotiv dans l’œuvre de Roubaud) avaient de quoi alerter (un poète ne compte pas les syllabes, il entend et sait en avoir le bon nombre par le rythme, non par l’arithmétique) ; et l’on pouvait présumer d’un rapport contre-nature avec la versification. Nous sommes désormais fixés. Sur fond et au faîte d’une vie de production versifiée abondamment médiocre, les derniers épanchements de Roubaud sont univoques. Ils dénotent chez lui une approche anorganique du vers, une relation factice à l’art poétique, dont les ressorts les plus sensibles lui auront toujours intimement échappé

Roubaud et le vers, c’est un peu l’histoire d’un délirant mariage forcé : le premier, avide d’un faire-valoir et prompt à distordre le réel, a persuadé son monde que le second s’offrait à lui sans réticence, alors qu’il dut toujours le rudoyer et le travestir pour rendre l’union possible. Il en est parvenu à croire et faire accroire que connaissant la généalogie et les moindres contours de son noble otage, il en avait conquis l’âme et le cœur.

« Poète principalement » se sera-t-il lui-même défini, et c’est pourtant, au regard de ses vers et de ses propres aveux, ce qu’il fut le moins. Le verdict est sans appel : Jacques tient moins d’un Rimbaud que d’un roublard infatué jusqu’à l’absurde déraison. Qu’il soit un érudit et un universitaire accompli ne change rien à l’affaire, et constitue même une circonstance aggravante.

Ce verdict prononcé, je signale être conscient des petites redondances que comporte mon réquisitoire. C’est qu’un mensonge devenu vérité par répétition impliquait de réitérer la démonstration qu’il en est un. La couche d’illusion magnifiant Roubaud est si épaisse que manier tous azimuts le kärcher avec insistance était mon seul espoir d’en faire percer au moins quelques-uns à la lucidité — quand bien même tout véritable amateur de poésie devrait déceler la supercherie à la seule lecture de vers aussi pauvres et défaillants en maints endroits.

À vrai dire, vivrions-nous un temps où l’art sans Art verni de diplômes, de sotie narcissique et d’onanisme conceptuel ne subjuguait pas si aisément la critique (avant tout pour des raisons de réseautage, de mimétisme et d’idéologie), qu’un commentaire expéditif, longtemps le seul à avoir figuré sous la vidéo-confession, eut suffi à dire l’essentiel du soi-disant poète Jacques Roubaud :

À propos de l'auteur

Julien Albessard

Misanthrope humaniste, atrabilaire joyeux, rêveur rationnel, insulaire sociable et enthousiaste résigné, comme tout le monde, je ne suis comme personne.

2 Commentaires

Répondre à David Rolland Annulation

  • Bien que les deux pages d’Ode à la ligne 29 des autobus parisiens soient bien meilleures que vous ne le dîtes (car elles sont la partition de circonstance pour une lecture publique idéale, voire théâtrale au sens d’Antonin Artaud, en plus d’être hautement lisibles) ; bien que Jacques Roubaud soit un immense critique poétique et passeur de poésie (cf. La Vieillesse d’Alexandre ainsi que son legs envers l’art des troubadours) ; malgré tout, votre exposé critique est parfait car le poète n’est pas fameux (vous avez su détecter le moins mauvais des poètes un peu meilleurs que médiocres). Maints poèmes écrits sont des vœux pieux ou des discours performatifs, aucun mal à cela, sauf quand on les porte aux nues. Moi, je lis le plus souvent de poèmes grâce à la poétique des essais. Lisons Roubaud pour la transmission qu’il a opérée, comme quelques autres. C’est envers ceux-là que notre gratitude doit rester intacte. Je veux vous répéter mon admiration envers votre exposé et ma joie en vous lisant : c’est une chance d’avoir trouvé votre site web !

    Lorsque le Roi de France, anobli, embraya,
    il entretint un cours. Roi de Transmission,
    Ce Cours-là stipulait : « Communication… »
    Sa cour l’admit, conquise, et le Roi débraya.

    La critique vivifie, la vôtre est impeccable. Mais la satire et le pamphlet peuvent conduire les hommes à la divinité lorsqu’ils ne renient pas la bêtise. Saluons nos demi-dieux bien vivants, car cet hommage à Roubaud m’en donne le droit.

    • Monsieur Rolland,

      Je vous prie tout d’abord, au cas où vous repasseriez par ici, de bien vouloir m’excuser de ma si tardive réaction à votre commentaire. De sérieuses tribulations m’ont durablement tenu à distance de mon blog…

      Sans doute l’irritation, voire l’indignation, née de l’écart qui existe entre la qualité réelle de la poésie roubaldienne et les dithyrambes béats que lui accordent coupablement la critique et les médias littéraires, m’aura ici ou là conduit à quelques excès de négativité — quoique je demeure sceptique quant à la pertinence théâtrale de l’Ode à la ligne 29, sinon dans une perspective de nature bouffonne. Les mérites didactiques, et pourrait-on dire propédeutiques de Roubaud sont grands ; ses vers, abondamment insignifiants. Savant indubitable ; douteux poète. Heureux que vous avalisiez ma démonstration fouillée et mon implacable constat, même s’il faut savoir le saluer pour l’immensité du travail accompli, et reconnaître qu’il est loin d’être le plus dédaignable des versificateurs contemporains.

      Je vous remercie très chaleureusement d’avoir opéré une lecture complète et concentrée de mon article. Vos félicitations m’honorent. Je vous rendrai la pareille et visiterai consciencieusement votre propre blog sous peu.

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